Thursday, April 27, 2006

Christ est ressuscité !

Matines et liturgie de Pâques. Je n’avais jamais compris à quel point c’est une liturgie sidérée. Elle balbutie, elle radote, elle répète inlassablement « Christ est ressuscité des morts » comme un homme en état de choc. Et depuis 2000 ans, c’est un choc dont l’humanité ne s’est pas remise.
D’un côté Camus : « Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux », ce terrible et simple constat qui ouvre L’homme révolté. De l’autre, le choc d’une poignée de disciples et de tout l’univers : « Oui le Christ est ressuscité des morts, il l’est vraiment. »

Saturday, April 22, 2006

Avalon 4

A mains tendues
Giclures de soleil
A mains tendresse
Comme on palpe la pierre chaude
A l’étale de midi
A mains vannières
Pour tresser l’osier des jours
Entremêler l’obscur des puits, le souffle humide, la fraîcheur des margelles
A la verdeur des mousses
A mains potières
Pour malaxer l’argile de tes nuits
A mains de femme

Eflorescence le sel sur mes falaises
La mer a reflué
Ne reste - à la césure des jours - que le varech
Le coeur sourd d’un coquillage
Les noeuds resserrés d’un filet
La vie : plénitude charnelle et silence

Je me veux corps
Enraciné jusqu’à la roche
Harpe vibrante à chacun de tes souffles
Ouvert offert mirabelle éclatée gorgée de canicule
Je me veux quotidienne
Courbe du pain courbe des paumes
Courbe des jarres où s’engrangent
Le sel et l’olive
Aux hivers aux tempêtes j’opposerai
La ténacité des gestes

Je fus à galop sauvage, herbe folle, cavale
Nomadisai de désert en étoile
Je fus d’ailleurs, pétrel planant sur les orages
Je fus la soif au tranchant des rocailles
L’épine calcinée, la quintessence des bûchers
La blancheur impalpable des cendres

Il reste un peu de sable où les marées déferlent
Il reste brandons éteints
Sous la mouillée des pluies d’automne
Il reste un filet d’eau mêlée d’amertume - qui suinte
Entre les éboulis

Je fus regard
Souffle retenu, consumée des joies et des douleurs
Fleuve d’argent qui roule au petit jour
Maïs égrené sur la faim
Je fus sorcière
A l’élancée des arbres

Il reste la parole chuchotée les mémoires
Il reste la bourrasque
Graines éparpillées

A force de laves un volcan se féconde
A force de nuits explosées vient le jour
A force de ruptures - une présence ?
1983

Le vent, le vent aux feuilles d’arbres
Ou sur la mousse, à la margelle, un souffle d’enfant
Nul n’entendra ses flûtes
Que l’immense Ecoute
Ce silence creusé pour que l’univers chante

Ce silence, au premier balbutiement de la lumière
Tellement attentif qu’il nous paraît absence
Ce silence, déchiré de notre déchirure
Nous voulions, nous, qu’il nous rassure
Qu’il mugisse
Plus haut que nos clameurs
Qu’il secoue le temps comme un dictateur
O brise d’Elie, silence, filigrane...
fin septembre 1983

Le fruit de mon attente a gonflé au long des heures
Ton nom séchait mes lèvres et mon âme
Souffle de mon souffle
Marée sur mes sables
1984

Nomades grands nomades mes frères
Nés de la route du vent des tornades
Nés d’alcools et de tambours
Ma peau résonne encore de battements sauvages
Ma nuit rugit encore de vos cris de béton
Ma nuit rougeoie de vos incandescences
Je veux franchir les poutrelles du présent
Je veux disloquer les murs
Vos visages perdus sous la glaise du temps
Vos visages me pourfendent
Je n’ai que le sable des rêves
Entre les doigts
Pour tout bagage
Je n’ai de vos présences que le ressac
Le bleu et l’ocre me tatouent de souvenirs
Me criblent d’absence et de poignards
L’écho de voix interdites chuchote dans les couloirs
Avec ce vide au ventre
Qui hurle
Avec le brasier de l’impossible en bandoulière
Avec la morsure des trahisons
Les doigts crispés aux barreaux de la peur
Nomades mes frères
Tombés sous la mitraille des raisons d’être
Avortés de nos chants de nos volcans
De nos semences
Atlas effondrés sous le poids des continents
Votre voix morcelée revient avec la houle
J’enlace les crinières métalliques de la ville
Les stridences aveugles des laideurs
La crasse dérive au mitan des trottoirs
Je déambule
Ivre de planètes étranglées
De soleils rouges
De basaltes
J’écoute crépiter les pinèdes incendiées
Le tamtam des éboulis
Le cri piégé aux lacets du mensonge
Un chien hargneux me griffe par le dedans du corps
Un condor affolé bat des ailes aux fenêtres
Au poing de la dynamite la mèche flamboie
Ils ont refermé les tenailles du mépris
Ils se sont voulus d’après mort
Rats nickelés
Ils ont resserré les écrous des pierres tombales
Plombé les déroutes
Les haines
Les métamorphoses du sordide
Et cela phosphore cliquette artifice
Du néant dans le regard
Du sperme de métal qui stérilise
Du béton électrique aux veines
Nomades mes frères
Je suis d’un autre voyage
Avec les mots pour forcer les serrures
Des mots qui ouvrent
Des mots à plein corps
Fécondité d’un athanor de silence
Des mots galets roulés au torrent du désir
Des mots dressés sexe fauve des labours
Des mots à chair pétrie à terre défoncée sous le soc
Des mots de regermée, des Verbes
Serpes de lumière aux moissons de mémoire
Cognées qui bûcheronnent aux forêts essentielles
Argiles à la canicule du four
J’arrache le futur de ses rails tordus
Je l’accouche par mes entrailles malaxées
Jusqu’à renaissance d’une étoile
Jusqu’au cri primal de l’amour
Jusqu’à délivrance
Jusqu’à l’insoutenable du soleil
17 octobre 1984

Ce qui m’a nourrie longtemps me déchire
Nourrie de nuit de feu d’amertume de brûlure
D’amour de feu d’extase
Tendue comme la corde d’un luth
Mains de braise me résonnent
La musique vient de plus loin de peuples et de siècles
Mains de pierre sur mon coeur tambour
A l’unisson du coeur de la terre
Le ventre pèse de chaleur
Mains de vent modulent mon souffle
Ressac et rossignol, mêlés
Turqoise escarboucle les plumes voltigent
Sur un ciel liquide
Je me griffe aux épines acérées du savoir être
Les questions béantes saignent
Blessures lèvres ouvertes sur la vie et la mort
Blessures où s’engouffre la palpitation de l’être
Blessures gangrenées de réponses
Et que refermer momifie
On en voit passer cimentés de cicatrices
Paupières cousues désaimantés de l’horizon
Verticaux par habitude
On en voit rouler sur les pentes molles
Vaguement cellulaires
Parcourus de sphincters qui tètent
On en voit d’électroniques - qui trépident
Homme au regard de nuit
Homme à la démesure des rêves
Home façonneur de lumière et d’outil
Gestatrices en vos cataclysmes
Mainteneuses torrentielles
Vos béances illuminent les porches du néant
Vos gestes tissent les chatoyances du sens
Corps quotidien corps sacré
Même en ses lassitudes
Corps à corps éruptif engendrements et meurtres
Fermentations essors
La vie se fraye en nous passage
Nous pétrit de l’intérieur
Sacrée la lampe au front du mineur
Sacré le grisou qui nous déchiquette
Sacrée la flamme d’apaisement sous les voûtes
Le silence tangible des temples
Sacré le désir et sacré le retirement
Sacrée la brûlure et sacrée la nudité des pierres
Et le tâtonnement de connaître
L’obscur sans réponse qui nous enserre
La réponse balbutiante de l’acte
La plénitude est d’ici par nos mains
Le rêve partagé prophétise
Avec l’ambiguïté de l’inaccompli
Une goutte d’eau tombe sur le lac
Puis revient la transparence
Une goutte tombe - musique
Tout frémit
Puis retombe la fraîcheur sans contour
Un soleil écarlate laboure les déserts
La soif brandit ses poudrières
Un labyrinthe écroulé sinue blanc sur la peau brunie
De la terre
A qui se donne un but et l’atteint se dévoile
L’infini de la marche
Nous sommes les marionnettes de l’horizon
Le déploiement de la vie
L’unique porte de nous-mêmes
25 avril 1985

Des gestes
Auxquels nul n’a part
Des mobylettes me traversent le corps
Avec la rumeur urbaine
Qui moutonne
Des îles d’orage montent des fenêtres
Le temps se fossilise
Solitude
L’heure nous désagrège
Met à nu les fibres de métal dans nos hanches
Rapetisse le sortilège
Le ventre mou de la désespérance nous couvre de sa bave
Il nous reste les épis grêles du mensonge
Les saccades disjointes
Le temps qui passe avec dérision
Les redites

L’envol des goëlands sur une plage ouverte
L’île désamarrée à quelques encablures
Le soleil qui brasille au plus noir de ton sang
La nuit qui nous révèle le coeur des galaxies
L’oreille métallique branchée sur l’infini
Ca crépite ça hurle ça flamboie ça xylophone ça pète
Un orgasme d’étoile et c’est supernova
L’ange se liquéfie en pulsations en rythmes
En brasiers

Et toujours recommence le voyage vers l’île
Nous rameurs enchaînés à notre banc de nage
Sous le fouet la mitraille et la terreur qui gronde
Désamorcés de nos propres bombes
Nus et criblés rongés de sel
De lumière
De vide
Avec des lézardes au visage
Avec nos ongles dans la chair
Avec des lambeaux d’enfance qui nous lâchent en plein vol
Avec obstination
Nous rameurs incertains que les deltas enlisent
Nos regards tubulaires s’arriment à l’horizon
Les vagues nous retournent dans le lit de nos fièvres
Et toujours cet espoir de renaître sur l’île
Renaître vifs
Translucides
Dans le froissement de l’envol
A tire-d’aile sur les courants ascendants
A perte de vue
Dilués dans les couleurs de l’arc-en-ciel
Dans le cristal du plein midi
D’images partagées tisser un univers

Et puis revenir
Debout
A pleine chair
Mordre aux fruits qui dégoulinent de saveur
Etreindre les arbres
De nos mains enlacées modeler l’univers
Et vivre !
5 juin 1985
A Jean Pierre Planque

URD

Un soleil tourbillonne au coeur de la fontaine
Miroir gelé tout hérissé de cristaux et d’aiguilles
Les noirs sapins s’y reflètent ciselures de nuit
D’où jaillit la lumière
Ecume blanche écume ancestrale neige impalpable
Immuable Torrentielle ô Fons
Brèche tranchant l’épaisseur le dense l’opaque
Chas écartant la pierre dure
Béance d’où sourd l’eau-flamme la cataracte
La vie bruissante et bouillonnante
Une feuille emportée par les vents se pose comme une aile
L’or des lointains automnes nef brumeuse du temps
Epave d’un dépouillement
Au contact en duvet de cygne se métamorphose
L’aube hivernale crisse de givre
Tinte chante résonne le gel des univers
Source au delà des sources
Que la brûlure volatilise...
5 décembre 1990

Seigneur, où es Tu ? La nuit est si noire !
Le vent d’hiver a transi mon coeur
Il souffle en moi des ouragans de tentation
Des blizzards d’amertume
Chaque pas me heurte aux murs
Comme s’il n’y avait plus que des murs, Seigneur,
Ou les caquetages des révoltes
Des dérisions
Seigneur, où es Tu ? La nuit est épaisse
Ponctuée de loups hurlant aux horizons
Déchiquetée des bombes et des missiles
De la peur et de la haine, à pleines poignées
Et toujours en deçà des larmes
En deçà de la brûlure
Chaque pas m’écrase au mur
Des prophéties réalisées
Es-Tu ce Dieu qui se repaît d’entrailles humaines ?
Seigneur ! J’ai tant cru la lumière d’or
L’amour sans limite, l’espérance de la joie
Comme le pain - partagée.
Où es Tu, Seigneur de justesse et de Paix
Ami de l’Homme, où es Tu ?
13 février 1991, mercredi des Cendres.

La barque soleil glisse sur l’écume des nuages
Etincelante
Franchit les neuf vagues
Les univers perlent
Aux remous de son sillage
Tourbillons engloutis par le Temps
14 avril 1991

Ventre caverne
Traversée de fleuves et de foudres
Caverne scellée, ouverte sur une infime poche d’espace
D’impalpable ténèbre
Il pleut des larmes en cet obscur
Il fulgure des roues de feu
Irradiantes
1991 ?

Homme
Sans toi me voici vrille folle
Liseron jeté sur l’herbe, filet de corolles
Ecume sans rivage, qui s’éparpille

Si je suis lierre, deviens colonne
Si je fleuris, tu m’enracines
21 juillet 1991

Me voici marchant dans les sombres forêts
Feuilles et terre gelée crissent
Le ventre de la nuit mon ventre ne font qu’un
Nous nous enfantons l’une l’autre
O Mère originelle Kâli-Durga l’obscure
O sombre murmurante
Le silence est tissé du chuchotis des arbres
L’absence lisse naît du croisillon des branches
Trame et chaîne de l’univers m’enchaînent
Y a-t-il des rameurs sur le vaisseau fantôme
Tressé des ongles des dieux morts ?
Mais au cœur des forêts l’Arbre lumière
Fontaine de vie
Aurore des mondes
Su — encore non aperçu
Espéré par le chemin du désespoir.
13 novembre 1991

Une messagère nous revient,
Elle annonça l’aube du monde
Et le premier éveil.
Mystérieuse dans ses voiles bleutés,
Elle trace le triangle des bâtisseurs
Entre Izar et Arcturus.
Celui qui mène les bêtes cornues
Devient l’architecte du ciel.
Rêvant sous la garde de l’ourse ou de l’Arbre
Elle contemple le chevalier debout.
Ishtar voyage sur la barque lunaire
Et bascule vers l’horizon des ancêtres
Quand la messagère se lève
A l’orient du Nord.

Soeur de Pan,
Celui qui danse dans la forêt des origines,
Sur la flûte de roseaux elle improvise
Le premier chant de l’âge d’or.
Ils reviennent, les temps paniques,
Les temps où Saturne, couronné de pampre,
Règne sur l’Arcadie.
La coupe s’emplit d’une onde limpide
A la source gardée par la vierge.
Nos yeux contemplent ce que les âges ont pressenti,
L’arche aborde à nos rivages,
Sous le regard d’un lion en maraude ;
Il flaire la nuit et s’émerveille.
Le peuple des marais en salue le retour
Par sa mélopée, comme d’un coeur sonore.

Une messagère nous revient,
Elle annonça l’aube de l’homme
Et le premier éveil.

Quelle porte franchirons nous,
Guidés par la Dame de grand mystère ?
22 mars 1996, comète de Kolné Jataka dont la périodicité est de plusieurs millénaires.

Les rafales d’octobre ont effeuillé les chênes
Des collines violettes surgit
La flamme froide des forêts
Branches dressées translucides et pourpres
Luisantes des innombrables étincelles de la pluie
Le bois d’anciens hivers crépite sous les pas
Moutonnent les nuages océan de grisaille
L’odeur âcre d’un feu de genêt et de hêtre
Se mêle au suc des fougères écrasées
22-10-96

Chant de la mémoire du rêve

Tisse d’or l’araignée du matin. Tisse de rosée. Soir pour le monde des hommes et matin du monde intérieur.
Tisse d’or les fils d’une harpe de vent où chanteront les anciennes ballades.
Anciennes ? Il serait vain d’y mêler l’histoire.
C’est de profondeur que je parle...

Pour qui me connaît
Pour qui chante avec mes sources
Pour qui balbutie mon langage...
Un dragon d’or se lève des montagnes violettes
Un tambour de chaman résonne avec l’orage
La pluie d’argent étincelle aux fougères
L’arbre du premier matin déploie ses feuilles translucides
Pour toi, qui parleras avec l’oiseau des neiges.
1.2.85

Flammes sur Brocéliande amertume et colère
L’arbre calciné refleurit arbre d’or
Bombes sur Babylone éclats de brique éparpillés
Fragments de céramique oubliée
Combats sur la mémoire
Séisme sur Nazca douleur du peuple des mantos
Femme à la fusaïole sur les pistes rectilignes file
Entre les doiges brunis va et vient la navette
Au fond des jarres et des paniers se dépose
Comme une couche de sable et de bitume
La mémoire des anciens secrets
Le temps coule au sablier des doigts tendus
Et les secousses le mélangent
Le souvenir obscur habite encore les hommes et les lieux
Comme le ressac au fond d’un coquillage
Trésor précieux des temps vécus
Remontent les visages les corps les pensées muettes
Dans l’intensité du regard
13. 11. 96

Avalon 2

Cendres sel mes lèvres
Continents enfouis sous vos mémoires
Cendres sel
Mort irradiée lentement la pourriture remonte
Ce goût cendres sel
Chemin lové autour des reins vis sans fin
des nuits et des jours
A nom poussière cendres sel
Vomis à plein expir
Précipités vers chaque issue même apparente
Chemin déroule ses orbes s’agraphe à l’épaule
Se tisse manteau de nuit de sel d’amertume
S’incarne algue poussière au milieu de la bouche
Réinvente le circuit de Moebius
Cendres sel
Poussière
Le silence imprime son sceau dans ta paume
Au delà - au zénith - l’inexistence
1971

Devenir l’herbe du béton
Le cri des mouches d’orage
La nuit sur la pinède

Devenir ours ou bélier rugissant
Quelles qu’en soient les conséquences
Avenir de lait
Nombres cachés du zodiaque
La mort s’éparpille au plus profond de l’être
Le vent seul demeure
Jonchant le seuil de toute fontaine

Asklépios ! Nul ne connaît ton chant
Des lueurs empourprent le couchant
Mêlant les ors à la grisaille
Il me tarde ton breuvage d’oubli
Et voyager jusqu’aux étoiles

Nul filet cependant ne se déchire...
1971

Et tant pis s’il pleut sur nos arbres parchemins
Tant pis s’il pleut sur n’importe où sur autrefois
Tant pis
S’il pleut à bouches entrouvertes

Néanmoins je garderai le souvenir d’une eau violette
Acre et douceâtre
Comme un navigateur déraciné par les oublis
Comme une sépulture au milieu des marécages

Tant pis s’il pleut à baille-corneille
Je n’ai rien d’autre à faire
Que contempler le manche des parapluies injurieux
J’ai réfuté jusqu’à mon dernier devenir dépassé

Pourquoi garder ce troupeau de pleureuses ?
Le grand Pan vit encore
Le grand Pan vermeil comme une marche
Comme le respir de la terre

Le grand Pan va renaître !
Il brait dans le fracas des villes
Il m’attend au coin des rues
Et je découvrirai notre commun visage

Pieds nus poing nu
Pour hurler jusqu’au creux de vos gorges
La poignante unité des fleurs et du givre
La création des rossignols

Poig levé ! Certes révolutionnaire !
Crié sur les toits cet envol d’orichalque !
L’instant d’une vérité miraculeuse :
Moi même
En mon corps retrouvée

Négliger parcourir les entrailles
D’un univers qui fuit devant les mains ouvertes
Acclimatez vos ours
Vous que le vent du soir oublie dans ses prières

Il n’est que d’un regard
Il n’est que d’une route
Même au plus fort des soifs

Et j’ai nom transparence
1971

Les arbres nomment la terre à ta ressemblance
tu as l’opacité des puits
et le brouillard te cerne d’un triple anneau d’argent
tu as le visage de la neige, sans limite...

mes mains sont restées vaines
inaptes à déchiffrer les noms qui germent en ton regard
vers l’intérieur
le souffle des lampes attirées en spirale
vers les cryptes du silence

je me suis heurtée à ta transparence
comme on étreint les pierres
je me suis égarée à suivre tes sillages
et seul le vent m’a répondu
démultipliant mes chimères

toi
pourtant le signe au midi du chemin
1972

Ici
Nous voici
Stable le sable de la nuit
Sans issue le déambulatoire de nuit
Les doigts joints les visages étrangers
Vont et viennent les reflux cosmiques
Au coeur de coquillages pétrifiés
De basaltes anciens
Où la pluie ravive les larmes millénaires

Nous avons parcouru enroulé déroulé des chemins
Où aller maintenant empêtrés dans nos existences ?
Rejoignant le passé le futur la hache levée
Sur les possibles les incertains l’avant goût des regrets
L’ange a brandi l’épée de feu
Des cendres calcinées de ces vies invécues naîtra
L’essor des phénix de Lumière

A mains qui pétrissent la glaise
A mains qui creusent le bois dur
A mains qui tissent jour et laine
A mains qui broient le blé
Le seigle l’orge le chiendent
A mains qui ferronent élaguent meulent
Hissent cordent tressent crémaillent
Enfilent frappent fondent brument grainent
A mains qui tendent
A mains qui saignent
A mains jaillies
Nous vivons
Entre deux rencontres de l’ange
Et faut que flamme se reflamme
Et faut que grotte se regrotte
Et faut qu’espoir se réespère
Et ne faut point rêver d’hier
Demain sera l’archer nu
Criblé de ses propres flèches
Comme d’ailes enflammées
Comme d’ailes déchiquetées

Jusqu’à ce que nos corps deviennent harpes de cristal
Que nos âmes s’enracinent dans la lumière
Que tout soit apparent
Que torrent retenu entre les doigts crispés
Soit submergé par l’océan
Et toute réponse inutile

L’étoile guide des marcheurs aux pieds gonflés
L’étoile atteinte s’abolit
Dans le silence fondamental
Et des processions d’hommes sanglants convergent
Vers le seuil invisible inespérable
Le franchissant deviennent flammes
Cristaux de neige coeurs irradiants
Chacun tous en les convergences d’un Graal
D’un filet adimensionnel
Chacun étoile pour tous les autres
Et traversé d’incandescent amour
été 1975

Veilleur ! Quel est ton nom ?
Je suis l’attente
Incrusté au creux de la nuit
Au plus sombre
Je guette au delà des étoiles l’instant unique
Le point imprévu
Le jaillir de lumière

Je suis la pierre taillée par des mains patientes
De génération en génération
A la flèche des cathédrales

Je suis le noeud ultime de l’homme
Le vide préparé où descendra le germe
Le nid pour l’oiseau d’or
Le coeur que rien d’humain ne comble

Je suis la crèche vide
Avant que n’y parvienne la vierge en mal d’enfant
Avant que l’étoile ne me désigne

Je suis l’eau du Jourdain
Qui coule coule simple rivière
Dans le frémissement de l’appel
Et pressent d’être baptismale
1976. Publié in Poètes de France.

Flamboyance d’une touffe de genêt
Horizon pourpre sous la canicule
Lumière embrasée
Terre pulvérisée entre le feu solaire et le feu souterrain
Que la sève distille
La soif est la plus forte, mais est-ce d’une source ou de plus de lumière feu encore ?
Cela monte monte monte
Le zénith n’est plus loin
Fusion élémentaire pressentie - encore en deçà -
Eclater les limites !
Mais les limites sont dans la soif et la tension vers la liberté pressentie
Alors creuser en soi le réceptacle
Laisser irradier de soi miel et lumière
Tu crois donner et recevoir lorsqu’il n’y a qu’un courant d’amour
Un tressaillement de la lumière originelle
Ne pas céder à la soif, ne pas tenter de s’abreuver aux sources déjà taries
Qu’un peu de boue rend fraîches un instant
Le feu le plus pur sera à la fois le tranchant de la soif
Et l’elixir qui désaltère
1976, montée vers le solstice d’été

Avalon 3

Au coeur du cristal la lumière est rose secrète
Offerte intangible
Douceur force ouvrant les portes du coeur
Pénétrant le cristal la lumière est semence solaire
Jaillie fontaine de vie
Or et transparence
Si vive et si lumière que les mots ne l’atteignent
Pressentie - pourtant plus lointaine que les étoiles
A portée de conscience - pourtant plus intouchable que l’horizon
Envol du matin et le plus haut zénith
Immobile sans stase
Vibrante sans onde
Indicible
Il faut l’atteindre et s’y baigner
La recevoir en ses veines comme un nouveau sang d’or
Vitalisant toute chose et toi même
1977

Torsader le soleil, paumes moites et le cri aux paupières
Chanter le vent d’ailleurs
Corps hérissé de flèches cristallines
Corps xylophone et la pluie ruisselle
Et la pluie goutte à goutte musique
Torsader le soleil noir du ventre ou son absence
Je ne suis que mains nues de l’hiver de l’oubli
Charade effilochée poussière qui s’incruste
Ce lent recommencement des fleuves, jusqu’à la mer
Jusqu’aux sables
Etale du laisser vivre...
A douleur vaine torsader le soleil
Branches branches dressées, tendues à craquer les limites
Vous restez mesurables...
Mais l’effort de la sève, impuissant à croître au delà de la forme
Jaillit efflorescence
Jaillit encore feuillage
Se déploie - libère l’odorante verdeur
Sommes nous sève assez pour éclater notre nuit en
Spirales ou zébrures de lumière
Sommes nous à craquer - ou lassitude insensée ?
Fleur orgasme de l’arbre
Flèche orgasme de l’arc
Rouge noir tourbillon du sexe impalpable arrachement
Juste le goût de l’inaccessible et courir la chimère
Torsader le soleil à la flamme hisser la flamme vers le soleil
Geyser l’embrasement les yeux fermés sur le blanc pur
Geyser l’immatériel sous l’épée rougie brûlure ouverte et torrentielle
Le sexe de la tête béant de joie lumière
Soleil d’Apis orgasme du corps retourné
Floraison du corps redressé

Mais ne suis que ventre et terre matricielle malaxée du soleil extérieur
Ne suis que femme forestière l’humus aux bottes
Et cet humide qui coule comme source sous la mousse
Cette ombre élastique au pied du marcheur
Ne suis que sentiers qui se perdent aux taillis
Doigts écorchés de ronces et de houx
Troncs semblables aux troncs, que rien n’oriente ni ne centre, et tout se vaut,
Tout croît, meurt et recroît...

Brûlis... Terre noire cendre noire
Lavée d’orage
Et déjà regerment les pousses vertes des futurs

Ah je voudrais l’extrême du feu
Que vitrifient les cendres lumière inaltérable
Au delà de l’émail même, cuit et recuit, la transparence
L’autre germination, le diamant-soleil qui palpite
Coeur vivant d’un sang parcouru d’étincelles
Coeur d’Osiris, équidistant de tous les mondes
Géométrie de l’impossible...

Il n’est lors que souvenance...
Tandis que harpent les sources, les feuilles, le vent
Le rire à fleur d’âme des jours
Les amours oiselés
L’ivresse légère doigts noués violettes en couronne arpèges de luth étoffes brillantes
Et marcher à pas lents, amoureux et fillettes
Tout gonflés de leurs premiers lascifs

Monte du puits le souffle opaque du mystère
Fraîcheur obscure
Au puits femelle la main s’égare
Il serait douceur il serait miel d’oublier, dans les dégels, la pourriture
Strates d’humus niées ne printemps en printemps
Se faire clavecin, à l’unisson
Vieillir de recommencements en recommencements

Aux profondeurs le cri se love
Soleil rouge, désir, je te veux soleil d’or
Braise attisée du vert noir des parois je te veux épée, laser
Cette blancheur qui surgit droite et monte, calcine, volatilise
Venin transmuté, vivifiante brûlure

Châteaux surréels, granit et cristal
Sous le miroir du lac, sous l’argent vif des midis
L’enchanteresse, la Dame blanche
La Dame verte
L’oubliée
Dressé vertical éruptif translucide sur le lac du ciel
Sur l’or natif du soleil matinal
Le gardien le Roi Pêcheur
Le roi méhaigné
Que visite, en la salle haute, la Dame blanche, la Dame verte
Vestale du saint Graal
La métamorphosée...
1979

Je suis la mémoire qui ruisselle
Comme une eau vive au flanc des grottes
Je suis la terre où les secrets s’enfouissent
L’instant qui les remet au jour
La touffe d’herbe cachant le signe

Au flanc de la montagne comme une déchirure
Où les racines retiennent la terre en plaie ouverte
Le soleil du soir glisse un rayon d’or
S’explose en gerbe écartelée
Etincelles presque invisibles
Abeilles immatérielles miellée souterraine
Revitalisant l’argile et la source

Chercher le coeur vide en attente sereine
Le regard fixé sur une lueur verte
Une pierre émerge à peine de la mousse

Simplement boire à la source
Repartir
Conforté d’une indéchiffrable certitude
1979

Bâtir une enceinte de pierres appareillées
Haute et solide que rien n’abatte
Elle aura la transparence de l’eau claire
La lumière la pénètre Eblouissante elle s’en irradie
C’est une gemme où les couleurs se mêlent
C’est une cendre lavée par la rivière
Où vont puiser, processionelles, les jeunes filles
Les flamants s’envolent à longs battements d’ailes
L’eau coule en aval déjà, dans son unité
Deltas ! La terre et l’eau mêlées, originelles, stagnantes
Evanescence des reflets
Couleurs
La terre et l’eau pénétrées de soleil, feu-lumière
Esprit-Verbe
Pétries arrachées au chaos par leurs limites indistinctes
Dissolvant la fierté compacte des pierres d’amont
Lagunaires
Au delà l’eau libre
Vaste vaste duelle avec le ciel
L’essor s’y déploie rebond écume et rire
Danse magique des dauphins
Tout autour de l’Ile
Opaque et transparente l’Ile
Jaillissement de cristal unique
Lave de lumière piégée par la forme
1979

Cordoue
L’Etoile, blanche fulgurance sur le vortex de nuit
Cordoue
L’oiseau de soleil éclabousse l’éther de toutes ses ailes translucides
L’oiseau de métal poli résonne comme un gong à la flamme des torches
Cordoue
L’homme ordinaire, le démiurge inconscient, la convergence des sérénités. L’Ange enfant rit avec les perles brillantes des dieux. L’autre enfant rit avec la soie grise et si douce.
Cordoue
Les fleuves de blancheur torrentielle s’engouffrent en spire dans la fontaine du démiurge. Il ne sent pas les aigrettes digitales qui touchent le coeur des êtres porches. Il ne sent pas s’ouvrir une à une les vannes des galaxies au delà des galaxies.
Les rubans d’énergie crépitante s’entrétoilent. Les bris de verre tranchent la chair compacte du Monde.
Se rejoignent les êtres des lointains. Plongent mains tendues devant leur chevelure, pieds tendus vers les étirements illimités. A vitesse striée convergent. La troisième arête est invisible, de la Pierre de Lumière, mais la tache laiteuse au centre s’agrandit.
Cordoue, je te salue, grand être blanc, cristal !
Cordoue, le sexe de la femme est béant. Le sexe rouge la pénètre.
Cordoue parole et langage
Cordoue épée
Cordoue déployée
Cordoue : la brisure soudée.
La barque sillonne les sphères lumineuses des tempêtes. Cordoue, l’Albatros bat des ailes. La lumière émane de l’Oiseau des neiges.
Cordoue porche béant
Cordoue porche disloqué sous l’impact

Als cap de 700 ans verdera lo laurel
1979. A l’occasion du Colloque de Cordoue.

Le silence se love et délove à mon front
Le silence galope au travers des résonances
Je te chemine
Des épis de lumière lèvent à mon passage
Lèvent jaillissent s’évanouissent
Happés par l’horizon
Je te prolonge
Cristal dressé translucide
Arcbouté contre les vagues subtiles des tempêtes
Je te balbutie
J’apprends tes noms à lèvres trébuchantes
A murmures inaudibles
J’apprends à te nommer comme rivière te sussure
Comme flamme te crépite
Comme nuage t’effiloche ou te navigue, voiles tendues,
Vers les îles de la Terre Verte

Marc’h ! Marc’h d’Avalon ! Licorne mâle
Blancheur parmi les halliers
Eclat de blancheur entraperçu sous les feuillages
Galop légendaire empreintes de sabots sur le sable mouillé
Signe entre les marées
Essentiel et furtif
J’écarterai la trame des jours et leurs mouvances
J’écarterai les chatoyances les moires les diapres
Je suis femme forêt je suis les branches sur tes flancs
Feuilles froissées par ta course
Je suis la verte cathédrale qu’un rai de lumière fait Graal
Je suis femme sorcière scintillement des coquillages
Ressac étalé sous tes errances matinales
L’eau qui pénètre et meut tes sables
Je suis l’enfant qui déchiffre tes langages
Je suis l’étoile - Cassiopée des métamorphoses
Je suis l’idiote sourde et muette portant la fleur d’éternité

Marc’h ! Marc’h d’Avalon ! Ma harpe d’argent se mêle à la bourrasque
Du vent des notes égrenées lequel l’emportera ?
La pluie sur ton jardin mon chant tambouriné
Et cet espace sans contour, ce plein ciel
A l’infini de notre libre
Fusionnés et par la fusion même l’un et l’autre recréés
Ensemble main dans main corps en corps âmes en gerbe
A la table du saint Graal.
1980 (pour Marc Beigbeder qui n'était, disait-il, qu'un chrétien de plume - de peur de devenir un chrétien de plomb)

Le bonheur, rond et lisse comme un oeuf,
Lisse et lourd comme la pierre...

Tisser les jours aux jours,
Le vent de mer au vent des blés,
Le ciel de l’aube au ciel du soir.

Bruissent les éteules, écrasées sous le pas.

Le bonheur, mince fil d’azur à la tombée des larmes.
13 août 1982

Lève toi, vent, maître des plaines,
Pénètre les forêts, harpes bruissantes,
Lève-toi, souffle, déferle sur nos sables,
Les feuilles mortes, écume des rafales,
Dansent dans l’éclat du soleil.
1982

Le soleil coule comme un fleuve
Au coeur des sables
Deltas de lumière
Deltas des déserts
Les buissons d’épine se tordent noirs
Sur un ciel plombé
Flammes de nuit vigoureuse

Aborder le pays où s’épuisent les larmes
Rivages calcinés, hérissés d’épaves,
Minéralisés
Marcher pieds nus sur les galets tranchants des marées basses
Sur la planète morte
Des doigts de géants étranglent les collines

En terre de nuit je suis entrée
Par la poterne basse
Par le rythme du sang qui cogne
Par les regards sans paupière
Par la brûlure
En terre de nuit pourrissent les cadavres
En terre de nuit s’assemblent
Les enfants mort-nés
L’entrelac d’épines bleues dissimule
La traîtrise des marécages
En terre de nuit le roc se vitrifie
Sous la poussée des laves
Les chemins s’allongent rectilignes
Pavés d’obsidienne brûlante
En terre de nuit l’absolue solitude
Et la soif.
1983

Lorsque les stridences de la folie exacerbent leurs vrilles et leurs spires
Lorsque s’entrechoquent les espars sur une nef désemparée, lorsque la peur se déverse sur les villes à vannes ouvertes, à sourds bouillonnements
Et qu’on ne peut plus croiser de regards qu’hébétés, méfiants, hostiles...
Un monde est en train de crever.

Le flux ininterrompu des phares, dragon du crépuscule, love et délove sur l’autoroute ses écailles d’or et d’écarlate.
L’autruche se croyait invisible d’avoir enfoui son propre regard. Mais ses plumes voltigeaient au vent d’est et la flèche vibra.

Lorsque les rivages de l’océan se stérilisent, lorsque la terre épuisée de nourriture inassimilable ne mûrit plus que des épis grêles,
Lorsque le vêtement de la planète se froisse, se troue, se déchire, que pénètrent les ondes de mort,
Lorsque les enfants ont pour ballon des bombes, pour fronde des lance rockets et des cités pour cibles,
... alors la Terre Mère risque de crever avec sa progéniture.

Il y avait pourtant des aubes d’or liquide, des forêts frémissantes, des pierres chaudes de tous les ocres,
La brune régularité des sillons sur la terre,
Des rebroussis de vent grisaillaient les fenaisons,
Tout ce charnel à force vous engendrait du coeur...

Le chemin d’ocre épouse les sinuosités des falaises. Il y a des épaisseurs de transparence, des limites qui jouent l’infinitude, des bleus étales : les nuances s’y enchevêtrent, pour faire oublier l’étroit des fenêtres.

On nous a dit : la vie. Volutes de poussière aux pieds du marcheur. Les herbes sèches crépitent. Il y a la chaleur et ses soifs. Cuire la terre la rend à la pierre mais la courbe sensualise. Tuile ou femme ? Caresse imaginaire, sous le regard les toits deviennent chair, matrices les demeures. Aux doigts, le seul rêche de la permanence.

La tragédie se vêt de noir. Visage de femme entre thym et murettes. Aridité des lignes. Ici naquirent les mythes. On n’y supporte guère que le vent ou les flûtes...
Sensuel du désert. Aphrodite, des caillasses, surgit béante et scellée, où rien ne distrait du sang qui bat au ventre. Tendresses rauques, impitoyables : survivre.
1983

Tuesday, April 18, 2006

Avalon

Quelques poèmes, eux aussi assez anciens

Dans la simplicité d’un monde qui s’éveille
Les blés saignent un regard vertical
Toute fumée s’élève en bouffée de lumière
Chaque main s’enracine
Au seuil d’un rire coutumier
Chantres de l’aube nous vivions à travers nuit
Nous quêtions les clartés premières
Brusquement apparues d’un toit
Nous arrachons les portes les murs les habitudes
Soleil ! oh trop d’attente nous incrustait d’ennui
Tout le passé s’anéantit
Tombent les chaînes sédentaires !
Voici nos mains offertes
Notre marche debout Soleil !
Car tu peux seul atteindre l’horizon
1965




Les arbres nuit retentissent
de ces multiples rumeurs qu’enfonce l’eau vive dans le vent
Et qu’Ophélie s’ensevelisse
dans la blancheur d’un nénuphar
Les arbres murailles égratignées lisières sonores
ont effeuillé jusqu’aux fontaines
ont ébranché jusqu’aux regards ardents des loups
étanchée la soif des paumes
calcinée la pâleur des visages
J’irai vers les arbres vêtue de mes délires
Ecartelée d’oiseaux vagabonds
d’hermines fugitives
J’apprendrai de leur voix à nouer mes absences
Taire la transparence sortilège
Distiller mes chimères à les créer nuages
Au delà ces rives désertées où l’océan respire
Au delà ton apparence
1968
Pour Rico

Que l’ombre descende que l’ombre remonte
à la sérénité des algues
un chemin de feu s’ouvre aux cris modulés
d’une génération
ombre sur les pôles
ombre sur les voiles de l’ombre
murs éclaboussés de sang noir
murs défoncés de pluie de gémissements
murs de vos mains nues
A contre vent à contre mort
Vos mains aux doigts tendus de crin
Vos mains espaces déchirés
Votre voix sous le béton
Pilonnée de béton
Votre voix décapitée en plein vol
Ombre sur l’horizon
Ombre descend
Ombre remonte
Au lointain l’orage s’accumule
1969

Fenêtres feront leur plein d’horizon
Feuillus et touffus, sauvages au pied des murs déserts
Il
marche sur ces espaces, entre deux barques
pied tordu mousses rampantes
Fera le plein d’oiseaux
Il
fera jour nuit dans leurs orbes réciproques
fera pain miel
descendra de ses demeures
Il
aura des cheveux marées-motrices
des mains d’étrangleur fou, des mains visibles à chaque éclair
aura des mains de pauvre hère
Il
aura des fêtes pour destin
des cuivres aux narines
du romarin givrera ses cuisses boisées bosselées de nuages
Il
parviendra de partout de nulle part d’autre chimère
Il
venu nouer nos espoirs en racines
Il
clamé de mille voix ouvertes
défénestré de l’absolu

Trafalgar Square - Picadilly - crispations
Sursaut d’un trolley aux convergences électriques
chemins d’angoisses parallèles
graves - aigus - regard dément d’un drogué déambulant

Les pigeons voyageurs regardent sans mot dire
L’agonie de New York

Mécanique - tumeur des immeubles qu’un peu de bleu écartèle

Eclatement
Couleurs éclaboussent toute voussure
flash poignard au milieu du front
yeux béants front artésien
corps diaphane rongé de lumières intenses
phalanges irradiées
inexistant mort vibrations pures

La nuit veille sur le campements nomades endormis
vent sur le sable l’herbe
Lune montante
1969

Nudité de la pierre aux mains nues du sculpteur
Clé de mille voûtes et nés de trop d’espaces
Où brament les étoiles
Regarde ! N’est-ce pas l’essor magique d’outre part
Et ces rues de béton et ces cours
Toutes au garde à vous pour quel monstre ou quel peuple ?
Ecoute ! L’or a nimbé des inconnus pluvieux
L’or a dissous les fleuves
Enseveli jusqu’aux parfums errants
Cette terre de flamme - et jusqu’à quelle aurore ?
Vêtus de longs silence ils vont ils viennent
Ils se rassemblent...
1969

L’heure non à venir
Espoir irréel des domaines espaces
Voyage
Aux immensités de grès pourpre tentures pétrifiées en torsades
en aiguilles en dômes
Fulgurance de lumière sitôt disparue qu’envahissent nos ruines
Dérive des impalpables colorés mouvance entre le solide et l’inexistant
Ce gisant de granit que veillent les entités violettes
Ces formes escaladant l’inaction du monde
Engloutir Verbe déformé comme une incantation
Rejaillie des étoiles
Flamme de silence
Orbes de feu portiques mouvants au seuil d’un au-delà que seul
modifier sa vitesse rend accessible
Mais qu’est-ce que la conscience ? En ses miroirs d’huiles cellulaires
Kaléidoscope imperceptible
Entre la nuit et le devenir des formes libres
Présent
A jamais introuvable à nos mains altérées
A jamais nécessaire
A jamais insondable en son infinité d’espaces renouvelables
Et déjà écoulé comme une vision sans mémoire

Ecoutez l’illusoire
Des orbes écroulées sur les champs magnétiques
Des cercles en divergence
Des respirations d’atomes
Des sentiers de métaux dérivés des étoiles
Des arcanes absence de la lampe aux mains de l’hermite
Alors que plane le labyrinthe
Des présences sans nom ni regard simplement des lignes de scouleurs
un univers
Et pourtant l’être
Raviné chancelant dépouillé de ses noms
L’Etre au primitif chatoiement
Des cierges allumés sur un souffle d’hier
Un gant de femme oublié sur les roses d’hiver
Une voûte étoilée peinte par Angelico
Des harpèges de harpe au coeur des anges
un séraphin descend sur les eaux toutes ailes bruissantes illuminé
Orange sur le vert bleu profond
Un miroitement d’or : il est trois lunes au lever des joncs
L’éléphant s’habille d’arc en ciel
Shiva éclate d’émeraudes voilées
Pollen des temples
Est-ce assez d’intuitions pour créer un miracle ?
1970

AUX ALENTOURS DE DEUX CHEMINS D’EMAIL

J’ai recherché le nom de chaque étoile
et le vent se lève aux naissances des barques
A chaque fontaine j’ai demandé la route
Qui menait à mes existences
Les astres aspirent tout jaillissement
Mais de l’être-geyser ne connais que l’abîme
Avant lorsque jaillir sera prolongement d’étoile
M’asseois à chaque margelle
Où puiser la froidure au coeur de la pierre
L’étoile scintillait
En ses orbes d’eau noire
Mais quel seau puise le reflet ?
De chaque route je sais la poussière
La gorge sèche
Jusqu’à la halte qu’apprend le corps moulu
De chaque chemin j’ai foulé le devenir
L’horizon s’effaçait au rythme de mon pas
J’ai vécu les temples
Les prosternations du vent
Respiré chaque encens
Jamais le dieu n’a dévoilé son visage
Son ultime réalité

La joie s’est figée sur ses rails
La tristesse s’est dispersée
En dix mille parcelles qu’éparpille le vent
La terre se referme
Les ours hibernent
C’est le temps de l’indifférence calme
L’autre part sans être
Où l’on oublie soi-explosant dans un recul stratégique
Avec le regard vide et plat des grenouilles
Le temps sans absence ni présence
Où mille clameurs internes s’annulent
Et ressemblent au silence artificiel

Aimer croire aimer
Voir vivre sans voir ni vivre
Marcher errant croire au chemin
Peser et mesurer l’inexistant
Répéter le nom de Dieu en cadence
Décrire l’inaccessible
Puis crier je suis la vérité
Sans cesser de chercher la lumière

Pourtant l’oiseau crie que le chemin existe
Pourtant j’ai pleuré de l’extase des pierres
Exulté des matins argentés
Clamé mon nom jusqu’aux étoiles
Mes pieds se sont usés à la splendeur des routes
Pourtant j’avais suivi l’alouette en son essor
J’avais esquissé des espaces
Inventé des langages...............................................................
...........................................................................................................
.......................................”Oh reviens, mon Dieu inconnu,
ma douleur, mon dernier bonheur !”
1970

Vox in Rama

Une nouvelle de SF, écrite il y a longtemps, revue, jamais publiée.

VOX IN RAMA
“Zénon, cruel Zénon, Zénon d'Élée,
M'as-tu percé de cette flèche ailée
Qui vibre, vole et qui ne vole pas ?“
Paul Valéry;

Midi sur les chaumes vibre de scies invisibles entre les herbes sèches, bourdonne à hauteur de potentille et de petits-sabots. La colline pousse ses rondeurs au travers d'un ciel que la chaleur épaissit et ramollit. Un lézard brun file sur l'ocre de la terre jusqu'à l'abri des roches. Entre les tas de pierres la ronce arque ses épines. Une couleuvre darde un instant sa tête, inspecte de droite et de gauche et se soule aux profondeurs. Trois chênes tordus délimitent un espace obscur envahi de fourmis, d'orties, de mélilot. La lumière monte des tiges décolorées, le ciel ne la contient plus, la colline l'absorbe et son trop-plein resurgit à brûler le regard. Cela piquèle l'air de trouées sombres, mouvantes, de minuscules puits d'infini.
La canicule solidifie le temps. L'éternité s'y dévoile, immuable, homogène, circulaire. Les gestes de l'homme eux-mêmes, vifs ou lents, y sont moins mouvements que rythme. Ils ne brisent pas la permanence. L'encens des plantes sauvages s'échappe d'une cassolette de pierraille, de terre effritée, de racines enchevêtrées. Midi oscille entre marbre et feu, écrasement et violence, vie et mort que relie la pulsation du sang. Millénaires après millénaires, peuplées ou désertes, avec les cicatrices laissées par les incendies, les ouvrages à l'abandon, les collines demeurent, calcinées de l'intérieur par les étés. Les menues différences, les strates du devenir : de l'accidentel. Le corps se pétrit de gestes imposés,essuyer la sueur qui ruisselle à plein front, à dos cuit, peser à chaque pas son juste poids — il n'en est qu'un qui laisse assez d'élan pour durer sa marche. Plus vif, la chaleur vous boit enquelques heures. Plus lent, elle verse du plomb dans vos muscles, vous désagrège, vous minéralise. Sur les contraintes de la chair et du regard la pensée se modèle, légifère, géométrise jusqu'au paradoxe de Zénon, fils élu de la canicule.
Une femme marche sur les crêtes. De la mi-pente on ne voit d'elle que verticalité noire, on devine à peine l'enroulement des plis sur ses hanches, le drapé du fichu sous le menton, la tension des seins. Elle forme une cible parfaite et n'en a cure. Tapi derrière une avancée de buis, Guilhem l'observe avec une pointe d'espoir. Les brindilles lui rentrent en pleine paume, un caillou bosselé lui meurtrit le genou. Il la voit de profil, redressée par sa marche, une corbeille s'évase au dessus de son front : cariatide obscure à contre-ciel. Décide de la suivre. Où qu'elle aille, il trouvera d'autres hommes, un village, une communauté. Elle fait corps avec les croupes de la terre. Aucune fille des cités ne saurait habiter sa chair comme on s'enracine. Il dédie une vague et fugitive pitié aux jolis papillons de la Tour Spatiale, à leur brume pastellisée, à leur danse incessante. N'ose pas quitter l'abri précaire des buissons, des murets écroulés. Oreille aux aguets pour distinguer le bruissement artificiel des gravines au travers des élytres. Tâte sur sa joue gauche la peau plus douce qui cicatrise. Dérive lentement des buis à l'oliveraie qui dégénère depuis des siècles. Zénon, puisse l'immobilité de ta flèche m'engloutir, me dissimuler !
Chaque pas lève dans les chaumes des centaines d'insectes, rampants, volants, sauteurs, nuée cliquetante et vrombissante, noire et chamarrée. Guilhem les observe sans ralentir. Combien d'espèces, parmi tant de cuirasses, de pattes qui s'agitent, d'antennes qui frémissent, d'ailes gaînées ou filetées, ont-elles connu les commencements de l'homme ? Combien de mutantes ? Elles se multiplient sur la terre abandonnée, explosion inattendue que les prédateurs ne parviennent pas à contenir. L'oliveraie résonne de leur orchestre acide. Plus loin ce sont les mouches en nuages compacts qu'il dérange d'un régal charognard. Les lapins aussi détalent à son approche. Il entend leur bond parmi les pailles crissantes, surprend parfois une touffe brune, une oreille. Ils pullulent. L'homme avait sa place dans le cycle des morts et des mangeailles même s'il risquait de le déséquilibrer. Rire bref à fleur de lèvres. Il n'a guère fallu que trois siècles pour inverser l'utopie. Et pour en avoir pris conscience, lui, Guilhem, Guilhem le Faydit, comptera sans doute parmi les précurseurs de la prochaîne. Jusqu'à la nouvelle calamité déclenchées par ses disciples ?
La silhouette de la femme s'amenuise. Un repli de garrigue masque ses genoux, un regard déculturé la verrait s'enfoncer lentement dans le sol ou des marées d'herbes se lever pour l'engloutir. Au risque de perdre encore quelques mètres, de la oerdre, il goûte de tous ses sens cette noyade en terre profonde. Lorsque seule émerge la corbeille, il oblique vers les hauts. En zone découverte, le danger s'accroît d'être repéré par une patrouille de gravines. Elle va pourtant son chemin sans se dissimuler. Inconscience, certitude ou défi ? L'épaulement de la colline la masque toute désormais. Il doit se fier à ses repères : souche foudroyée, buisson de romarin, ravines de ruissellement. Plus il monte, plus le paysage se dénude. De larges affleurements de roche surgissent, grêlés d'anciens orages, vérolés d'érosion. Il hâte le pas. Les courroies du sac lui scient les épaules, la sueur trempe sa tunique. La manche droite s'est fendue autour du coude et bat comme un haillon d'épouvantail. Par devant, un large accroc laisse deviner les poils frisottants où perlent des goutelettes. Les auréoles débordent de ses aisselles. Maculé de sèves, de poussière, de sécrétions, le vêtement de luxe n'est plus que guenille. Quant au bas... La mode était à l'arachnéen, au bouffant, cette saison ! Il n'en garde que des lambeaux effilochés sur ses cuisses nues. Les bottes n'ont pas mieux résisté. Elle baîllent sur ses orteils, se crevassent et se décousent.
Au surgir de la pente, il manque suffoquer. Splendeur. Un lit de galets blancs serpente au fond des gorges, surligné d'un trait de lumière qui hésite entre mercuriel et turquoise. La puissance éclate d'une symphonie de roches malaxées, écrasées, repliées en longues vagues obliques, resculptées par les sables, les graviers, les racines. Au delà, les croupes des collines moutonnent bleu, se diluent dans la brume des loitains. Tout en bas sur sa gauche la vallée s'évase, forestière. Une langue de pierre vient mourir à l'arrondi des chênes, s'effile en rostre de rouille entre grisaille verte et grisaille jaunie. Juste dessous, à la jointure des paysages, c'est une cascade de tuiles, un labyrinthe de murs : le village. La femme reste invisible. Elle a dû piquer droit au travers des éboulis et des friches vers ce creux qu'il devine derrière un ressaut. Lui descend avec prudence. La fatigue des semaines de marche, des sommeils hâtifs entrecoupés de cauchemars et d'alertes, de la faim, de la soif le terrasse. Il n'a rien d'un athlète. L'épreuve commence à peine à le muscler, à donner à son corps quelque épaisseur charnelle. Combien de temps lui faudra-t-il, s'il ne s'est pas trompé, avant de pouvoir se rendre utile dans une communauté paysanne ?
Son pied bute sur un caillou, il s'étale de tout son long, glisse, roule, dévale parmi les tiges sèches et les épines. Un double choc l'arrête, racines ou jeunes troncs qui s'enfoncent dans sa chair. Il se redresse péniblement. Sa tunique a cédé sous l'impact, il l'arrache par lambeaux, la chiffonne pour essuyer le sang qui suinte de toutes ses égratignures, la jette sous les ceps. Éblouissement. Une vigne ! Il a heurté le bout d'un double rang bien droit, pioché, désherbé, taillé de l'année. Il soulève les feuilles. Les raisins gonflent déjà, grume pressée contre grume. Guilhem enfouit son visage dans la future vendange et pleure à gros sanglots ses premières larmes d'homme.
Au delà de la vigne, la garrigue se boise : chênes isolés, bouquets d'oliviers sauvages, enchevêtrements de buis. On remarque à peine la double ligne de ceps, on peut la confondre de loin avec ces traînées de buissons qui signalent les murettes écroulées. De près, mille indices ténus révèlent au cœur de la végétation le travail humain : traces de piochées autour des arbres, souches en biseau, bandes sinueuses d'éteules, maïs trop serrés et trop drus qui n'ont pas dégénéré. Tout parle aussi de camouflage. Les gens du village connaissent au moins de tradition les rigueurs de la loi, se savent rebelles et se protègent. Guilhem n'a plus la force de réfléchir mais il observe et enregistre. La garrigue cède peu à peu devant la forêt : les chênes resserrent leurs phalanges sur les chaumes, les ronces envahissent les éclaircies, des prunelliers nains dardent leurs épines au travers des aromates. De minces sentiers tracent unlacis d'ocre, pénétrent sous les branches, on pourrait les croire faits de piétinements animaux tant on doit se courber pour les suivre sous le couvert. Mais ils relient les figuiers aux pêchers regorgeant de fruits, les céréales aux bories intacts. Et lorsque la forêt l'emporte et couvre le sol d'ombre, ils se rejoignent, s'élargissent, se creusent d'ornières. Guilhem va maintenant d'un pas plus régulier autant que le permettent les cloques et les déchirures de ses pieds. Le sous-bois, pénombre et tiédeur, crépite de bruits mats. Cela craque, tombe, bruisse, chuinte, zézaye de cigales, se froisse d'envols, tambourine, grognr bêle. Il se laisse enivrer de la musique vivante des plantes, des bêtes et de l'air.
La trouée du torrent : fournaise de lumière que chaque galet réverbère. Un écran de chaleur tremblotant masque la rive opposée. L'air brûle, les pierres brûlent, il semble que même le filet liquide qui scintille soit de vitriol. Guilhem mobilise ses dernières forces, s'enfonce dans le brasier. Le monde se dérobe. Un immense basculement le jette cul par dessus tête, caillasse par dessus ciel, puis tout s'eface, il ne demeure qu'un néant d'obscurité rougeâtre, de nausée qui tournoie comme un vautour intérieur. Les chiens de guet dissimulés à l'orée aboient frénétiquement et tirent sur leurs cordes.

Guilhem revient à lui sous la lueur fauve d'une lampe à triple mèche. Il ne voit que cela tout d'abord : trois flammes qui tirent la rétine, le halo couleur d'orange et la mouvance des ombres. Puis prend conscience d'un poids humide et tiède sur son front, d'une étoffe adoucie par l'usure sous son corps et de quelque chose de sec, résistant et souple en même temps, quelque chose qui bouge et crisse lorsque ses muscles tressautent. Il tente de se redresser. Une main se pose sur sa poitrine et le maintient tandis qu'une voix jappe un appel.
Un rectangle de vraie nuit se découpe au milieu de l'ombre. C'est-à-dire de fraîcheur, de clarté lunaire qu'obstrue la silhouette trapue d'un homme. Une bouffée d'odeurs végétales pénètre, un pas lourd cogne aux pavés, puis la porte se referme avec un bruit de clenche, bois sur bois. L'arrivant dialogue avec la femme qui veille à son chevet dans une langue rocailleuse et chantante. Guilhem est assez bon linguiste pour reconnaître ici et là des mots, des racines. Pas plus. L'évidence le submerge. Le village ou du moins son peuple perdure depuis les origines de l'Abandon. En trois siècles, le langage évolue. Ceux des cités, des Tours, des astérons ne cessent de se différencier, de s'entrenourrir, formant plutôt un réseau qu'un obstacle. Les descendants des réfractaires ont tissé le leur en toute indépendance. Il y retrouve de l'ancien occitan, de l'ancien français, quelques anglicismes dispersés mais pour l'essentiel ce n'est que musique de phonèmes. Lorsque l'homme s'approche du lit, seule l'intonation lui fait pressentir une question. Que répondre ? Il essaie les formes mortes : «Je ne comprends pas. No capisco. No comprendo.» La femme intervient. Elle roucoule, avec de brusques cassures gutturales et de longues voyelles roulées : discours incantatoire, à la limite de la psalmodie pour l'oreille étrangère. Lui reprend dans les basses comme sur un tambour primitif, dans une tornade d'harmoniques. Presque aussitôt le poids humide quitte son front, il entend comme un gargouillis, une dégoulinade, et sent le linge glacé qu'on colle de nouveau sur ses tempes. Puis un bras se glisse sous ses épaules, le soulève à demi, la femme approche de ses lèvres un gobelet de terre. Le liquide — une tisane peut-être, ou quelque macérat, de goûts mêlés avec un relent d'amertume — coule sur ses joues, ruisselle sur sa poitrine. Il parvient à avaler plusieurs gorgées et se laisse retomber d'épuisement. Ses paupières se ferment. Il sombre instantanément au plus lourd du sommeil.

Puis l'alternance des jours. De son insolation, Guilhem garde une relative faiblesse. Ou vient elle de ses gènes, d'une sourde adaptation de l'espèce aux artifices de sa technologie ? Les hommes comme les insectes ont-ils insensiblement muté ? Le village s'est ouvert à sa présence comme l'eau devant l'étrave : il le parcourt, participe aux tâches simples des enfants et des vieillards, en reçoit la nourriture et le gîte. Derrière lui, sa cohésion se reforme et, comme un navire, il ignore s'il imprime autre chose qu'un sillage éphémère. Au fil des semaines lui s'imprègne de leur langue. Le roulé du souffle qu'elle impose éveille dans son corps des frémissements, des germes, d'obscurs volcans, refonte conjointe de la chair, de l'intelligence, des émotions. Les gestes aussi se remodèlent. Tresser, tisser, piler, nouer et dénouer, pétrir... à longueur de silence.
Le soir, il monte avec les autres jusqu'au terre-plein sous la roche. Il reçoit dans son gobelet une giclée de vin. Tiste fait pisser l'outre d'un basculement précis sans jamais perdre une goutte. Galettes et viandes circulent. Les chiens errent entre les jambes des hommes, babines vite retroussées pour se quereller un os ou une couenne. A l'écart, les femmes se tiennent en grappe de ténèbre, leurs mains seules émergent, toujours en mouvement, toujours à égrener, coudre, filer. Des rires les secouent parfois du ventre aux épaules, alors un homme répond de la flûte ou du psaltérion. Les enfants vont et viennent, occupés d'eux-mêmes, de leurs jeux, de leurs complots et de leurs larmes. Guilhem les observe à la dérobée. Le premier jours, il a surpris des marelles abandonnées, creusées du bout d'un bâton sur le sol. Pui, au détour d'un mur, quelques fillettes, lèvres serrées, attentives; deux d'entre elles retenaient de leurs pieds écartés un long anneau de cordelette. Une autre sautillait, dessus, dessous, à l'intérieur, à l'extérieur du double cordeau tendu par ses compagnes. Figures codées, complexes, qu'elle rythmait de nombres en sourdine. Une erreur l'avait renvoyée au rôle de pilier vivant tandis que d'autres pieds reprenaient la danse géométrique. Guilhem oscillait entre la fascination et l'angoisse. Sous cette forme, le jeu date d'un demi-millénaire. Le concept, lui, remonte à la charge magique des limites. Il avait dû naître sur les dalles du palais d'Agamemnon. Les enfants des astérons le renouvellent plus dangereusement, chevauchant le réseau d'énergie jusqu'à saturer l'isolant des scaphandres. Ici, l'erreur ne lèverait pas un essaim de foudres mais il pressentait d'autres forces tapies, les périls de l'imaginaire, tout l'ancestral qui ressurgit. Tiste l'avait surpris en cette contemplation, entraîné brutalement vers les vieux qui binaient une planche de carottes. Le village pratique la ségrégation des sexes.
A moins que ce ne soit leur alternance. L'implacable chaleur du jour, les hommes la dominent. On rencontre partout leurs torses nus, leurs muscles saillants, leur odeur mi-sueur mi-végétal, leurs coups de gueule parmi les sonorités de l'outil. La présence des femmes se devine à des murmures d'arrière-fond, frottis de tissus, pas glissées, chants en sourdine. Elles apparaissent, troupeau de brebis noires chargées de corbeilles et de sacs, pour la montée rituelle du soir et s'égaillent côté roche tandis que les mâles emplissent le replat. Lorsque la première étoile transperce le lac vert du crépuscule, elles se rapprochent du centre d'un seul chuintement de robes. Les hommes se taisent et vont à leur rencontre d'une démarche lourde, comme si leurs membres se souvenaient en cet instant de la glaise originelle. Les enfants se glissent où ils peuvent. Tiste, debout, jambes écartées, surveille latribu jusqu'à ce que chacun trouve sa place et s'asseoit le dernier. Une respiration de silence, le temps de rentrer dans l'épaisseur de la nuit. La voix de la vieille Magali déboule de profondeurs innommées. La Conteuse officie dans l'inversion du monde : le village s'engloutit dans l'obscur de la vallée, l'espace innaccessible des étoiles s'ouvre au regard, tous les souffles du silence convergent en une parole d'incantation.
Lorsqu'elle se tait, la redescente la prolonge de sa musique sourde, piétinements, froissements d'étoffes, heurts brefs de l'osier. On se quitte sans autre mot, le fleuve du village revient à son amont, libère ses affluents, chacun regagne sa demeure-source. Portes et clenches l'une après l'autre rythment de leur simandre la rentrée dans la nuit. Après quoi l'on n'entend plus que des bruits de nature, envols de chouettes, hululements, respiration du vent, pierres qui roulent, branches qui craquent, appels de sauvagines. Le village coule dans les galets du rêve.
Guilhem, sur sa paillasse de maïs, attend que le sommeil le prenne par surprise. Une mauvaise sueur suinte de tous ses pores. L'odeur des plantes séchées, des macérats, des huiles essentielles imprègne la chambre improvisée — c'était l'officine de Magali, son antre de guérisseuse — et chaque mouvement réveille leur fragrance. Cela sent trop fort, jusqu'à l'ivresse, et pourtant Guilhem perçoit en cet envahissement de l'odorat quelque chose de tonique, un oratorio qui le revitalise, quelque chose de totalement et profondément sain. Au contraire des hopitaux des Tours où flotte un incertain relent de maladie, de faiblesse, un mélange morbide de souffrance et de fonctionnel, la salle d'herbes de Magali diffuse comme l'essence de la santé.
L'esprit de Guilhem s'épuise à comparer. Il garde un regard dans chaque monde. Celui qui l'a proscrit, obligé à la fuite, et qu'il a d'abord rejeté de toute son acuité de conscience survit en chaque fibre de son corps. Celui qu'il a rejoint, il n'en tâte que l'écorce, impuissant à l'épouser. Faydit, exilé, tiré à hue et dia jusqu'à dislocation, et l'angoisse demeure d'une patrouille de gravines (de noirs fuseaux de métal tournoient à toucher les toits, les surveillants en armure tirent les paysans hors de leurs maisons, les poussent en horde vers le transport — vers les astérons, vers la dispersion, vers la mort). Il se souvient d'archives où reste trace d'autres communautés découvertes par hasard, forcées à respecter le décret d'Abandon, les familles dépecées pour en faciliter l'intégration, la lente agonie des déracinés pardus dans la complexité des cités spatiales, des machines, des coutumes et des modes. Ils étouffaient sous les cieux artificiels, ne parvenaient pas à retenir les gestes de sécurité. Sur les astérons oubliaient de refermer les sas, de vérifier le générateur d'oxygène des scaphandres. Accidents, suicides, folie, pas un ne survivait. Pas même les enfants. Pour une loi stérile... Sans intention de cruauté ou de conflit... L'espoir d'une rejointure, d'une assomption commune s'amenuise. La solitude étire ses vrilles d'amertume jusqu'aux extrémités du corps. S'il avait le premier compris l'absurdité de leur culture et de sa Loi, quelques uns s'étaient laissé convaincre. Leurs visages le taraudent. Claude, l'ami solide et réservé, le véritable théoricien de l'équipe, le fixe au travers des ténèbres de son regardde sourcier. Comme s'il lui reprochait sa fuite, sa défection. Larry, goguenard, penché sur un graphique inachevé... Préciosa, sa sœur Préciosa, son miroir, son double, son lutin familier... Guilhem, paupières closes, dérive lucidement au travers des anneaux de fer de la désespèrance. Le sommeil finit par le recouvrir de ses marées d'oubli — sa conscience sombre par embuscade. Il reste au renaître du matin l'instant de grâce avant que ne remontent les marées alternes de la mémoire. L'aube, la blancheur inaltérée de l'être...
L'aube prend silhouette de femme, droite dans sa robe noire contre le tronc droit de l'amandier et leurs ombres parallèles s'effilent sur les potirons. Comme chaque matin, Guilhem vient de sortir pour pisser sur le compost. La présence inattendue le remplit d'un vague malaise d'ignorance. Que commande ici la bienséance en pareille situation ? Il grommelle une onomatopée, passe devant elle d'une démarche qu'il espère digne et va jusqu'au jardin suivant pour soulager sa vessie. Où sans qu'il s'en doute à la fenêtre trois paires d'yeux clignant de réveil n'en perdent pas une miette et trois bouches juvéniles commentent l'importance du jet. Ça s'entrecoupe de rires aigus qu'eux croient épais et virils. Ça dure depuis que la planète a engendré le sapiens-sapiens — à moins que ça ne remonte aux ancêtres de l'espèce. Guilhem remonte lentement vers sa tanière, vers l'amandier, vers la femme. Désenchevêtré du sommeil, il l'a reconnue, il ne saurait dire à quel détail, la cambrure des reins, le port altier de la tête, cette façon de toiser l'horizon... C'est elle qu'il a suivi furtivement, elle qui l'a guidé jusqu'au village à son insu. Il ne l'avait pas retrouvée parmi les sombres grappes des veillées ni les porteuses de seilles qui s'échelonnent en incessante noria du torrent aux maisons.
Il s'approche. Irrationnelle, l'envie de lui parler le taraude comme si sa présence renfermait pour lui — à jamais — un signe. Brusquement il se rebelle contre l'ordre du village comme il s'est rebellé contre la civilisation de l'Abandon. S'intégrer aux paysans, chimère, réflexe de survie. Il redevient lui-même : Guilhem, un homme tressé de chair, de pensée et d'imaginaire, un instant unique du double brassage des gènes et de la culture. Unique, donc irremplaçable et sacré, investi du devoir d'être. Pas de se survivre ! Mais c'est elle qui parle la première, dans ce dialecte de rocaille et de tourterelles.
— Le bonjour, voyageur !
Le mot qu'elle a choisi — étrange comme ce langage de sédentaires couvre toutes les facettes du déplacement — comporte une nuance supplémentaire, celle d'un but, d'un pélerinage qui s'ignore lui-même et laisse ouverts tous les possibles, du conquérant au vagabon. Guilhem doit s'avouer qu'il le définit exactement. Elle ajoute, prévenant sa question :
— Je suis Zénobie, fille de Tiste.
Zénobie ! Tous les mythes déferlent, mugissent en un maelström de panique. A leur jusant, il s'aperçoit qu'elle est aussi une jeune fille vivante, ses seins pointent sous l'étoffe, le ventre a de petits tressaillements d'animal, ses joues la couleur exacte du sésame grillé. Quelques mèches virevoltent hors du fichu, si noires qu'elles le grisaillent. Et son regard hésite entre brun et vert, goëmon sous l'épaisseur des vagues.
Elle rit de son silence. Lui s'efforce surtout à maîtriser le désir qui le tremble. (Il ne manquait plus que cela ! Avec leurs usages codifiés jusqu'au moindre pet, je suis bon pour la vie d'ermite et je parvenais à m'y faire tant qu'elles restaient grégaires, dans leur propre espace...) Elle rit de ces vagues rouges qui l'irradient, s'ouvre imperceptiblement à hauteur de cuisses. Guilhem fait quelques pas vers le refuge obscur de la maison et rauque :
— Le bonjour donc, Zénobie.
Elle rit et lui barre la route.
— Tu ne sais pas, voyageur ? Je vais être mise à prix ce soir comme une chèvre laitière. Il en viendra même d'autres villages pour concourir. Ne manque pas la fête, voyageur, parce que JE REFUSE ! Je refuse d'être la paillasse du vainqueur, la chèvre à son piquet, l'outre à lui verser des fils ! Si tu le veux, mon sang sera tien, voyageur. Eux ne peuvent pas te comprendre, il faut un ventre vierge pour mûrir ton fruit, engendreur des jours !
Elle s'enfuit. Une tornade de nuit, de feu et de sperme balaie douloureusement les tempes de Guilhem. Il s'effondre sur son lit et s'y convulse jusqu'à mordre le drap. La peur... Non, ce n'est plus le temps de la peur. Représailles de la cité ou représailles du village, aucune ne le terrassera par angoisse interposée. Il ne se croit pas du bois des héros. Il peut du moins aller jusqu'au bout de sa propre cohérence. Et Zénobie... elle a la vivacité franche de l'intelligence. Engendreur des jours ! A-t-elle pressenti son espoir, son projet, sa chimère, son but ? La soif monte en lui d'une compagne, pas seulement d'un sexe à labourer pour sa semence, ni d'une caresse à fleur de nerfs, mais d'une qui saurait partager, soutenir, se battre avec ses propres armes. Assis au bord de sa couche, coudes sur les genoux écartés, visage enseveli dans les paumes, il sanglote en silence, à pleins séïsmes d'épaules.
Quant à Zénobie dont nul n'a soupçonné l'escapade (nul ? Vite dit ! Trois paires d'yeux vrillés aux vitres, trois garnements hâbleurs qui n'en mènent pas large chuchotent et flairent le scandale. Ils n'avertiront pas Tiste. Ils croient simplement que, comme dans les contes, l'étranger sera vainqueur et... grand bien lui fasse, l'étranger ! Zénobie a son caractère ! Ils ont appris à craindre ses taloches et sa langue bien pendue.), Zénobie se laisse baigner, masser, oindre d'huiles odorantes par le chœur des matrones sous l'œil expert de Magali. Tout ce cérémonial d'attouchements a pour but avoué de l'enchâsser dans la beauté pour exciter les hommes, parade inversée pour faunes en rut, mais aussi, elle le sait ou le devine, pour but secret de l'amollir au ventre, de la réduire à ce feu lourd des hanches, à ce suintement d'entrecuisses où la raison, la discrimination, le choix libre s'abolissent. Elle tremble que ses geôlières ne découvrent les signes charnels de sa révolte, la turgescence trop hâtive du clitoris, la fermeté frémissante des reins, l'éclat du regard, la crispation des mâchoires. Elle tremble, piaffe, contrôle le plus possible l'ouverture de son corps. Les femmes lui chuchotent à l'oreille leurs conseils de fécondité, d'emprise sur le mâle, leurs complicités matricielles. Et cela résonne noir et chaud en elle, si noir, si chaud, si résonnant qu'elle bouillonne de haine (Je ne suis pas cela ! Je ne suis pas ces complots d'alcôve, ce pouvoir esclave ! Mes fils ne seront pas un chantage vivant sur mon possesseur ! Plutôt mourir... Je veux vivre, vivre, vivre !) Des mains tressent ses cheveux en conque complexe piquée de fleurs et d'épis, ces mêmes mains qui tirent l'enfant tout gluant dans le cri de la naissance, expertes, oh trop expertes à profaner et (mal) resacraliser les mystères essentiels, à les recouvrir de leur ombre fade. (Femmes mes sœurs, c'est moi que vous appellerez putain, vous qui prostituez le sacré par le sacré lui-même !) Ces mêmes mains qui lavent et habillent les morts du linceul, utérus de laine pour le retour au ventre de la terre, la recouvrent de la robe écarlate, la parent des anneaux d'or d'une chaîne disloquée, anneaux de cou, de bras, de poignet, de cheville, peignent ses paupières, ses ongles, ses lèvres. (A l'image de la déesse des moissons, de leur propre chimère justifiante, pour que le pauvre bougre qui me défoncera s'imagine béni de son sang divin par ma vulve, transfiguré, tiré hors de la crotte et de la mort inéluctable !)
Pendant ce temps se déroule le Jeu des Hommes. Guilhem, tiré de sa prostration par la volonté de Tiste, se retrouve nu dans la grotte, bousculé d'autres corps nus, d'autres virilités impatientes. Ils sont là une trentaine et la faille du roc ne cesse d'en vomir, par hoquets artériels, par salves. Bourrades, cris, retrouvailles, nouvelles et jurons tissent une moiteur sonore dont les sous-entendus lui échappent. Autour de lui se répand une zône de silence inquiet, une interrogation palpable. Ceux des autres villages le jaugent du coin de l'œil et ses hôtes chuchotent en le racontant. L'homme trouvé dans la réverbération des pierres, l'inconnu sans parole et sans lignage. Maudit, demi-dieu, vagabond ?
A l'extérieur, la canicule desséche le monde. Il pourrait presque entendre par delà le brouhaha des corps les infimes craquements des pierres surchauffées, des feuilles qui racornissent. Ici, c'est une fièvre luisante qui s'exsude des fronts, des aines, des aisselles, un piétinement animal. L'odeur se poivre d'une ivresse sauvage qui pique les narines et les emplit d'un arrière-goût de profondeur fauve. Ça gronde et ça remugle. Un éclair de lucidité déchire Guilhem. Phéromones ! Le message chimique réveille les zones archaïques du cerveau jusqu'à l'insoutenable, jusqu'au voile rouge de colère ou de mort qui les jettera dans la rivalité, mâle contre mâle, corne contre corne, fous de la femelle inaccessible. Aucun n'ignore l'enjeu. Et lui... la rage brasille en ses gonades. Est-ce Tiste qui l'a envoyée le prévenir, l'allumer, le précipiter dans ce combat de gorilles nus dont il ignore les règles — dans la honte prévisible ? Il se dégrise. Zénobie jouait de lui, mais son propre jeu — et péniblement, inspir après inspir, il prend conscience qu'elle mène un jeu périlleux, peut-être mortel. Sa fureur inapaisée se retourne contre le rite, contre l'entrelac de conventions et de croyances par quoi le village le capte, le phagocyte geste à geste. L'alerte fulgure dans ses neurones. Les réflexes de l'entraînement spatial implantés dès la petite enfance prennent possession de son corps : un rythme du souffle qui masse les entrailles, lent et dynamique à la fois. Les décharges glandulaires s'ordonnent. Son sang cesse de charrier les signaux pourpres de l'agression, se piquèle de lumière, s'ensoleille. Lorsque Tiste claque brutalement sur ses cuisses, il ne sursaute pas. Il attend. Les autresse rangent en files parallèles. Il les rejoint le dernier, surprend dans le regard de Tiste une vague incompréhension, l'ébauche d'une peur.
Ils dévalent les éboulis, poussent de longs cris de bête à pleine gorge. Guilhem s'offre le soulagement d'hurler avec la horde : le brame les insensibilise. Le brusque jaillissement de l'ombre à la lumière vive n'a pu les aveugler, la plante de leurs pieds nus ne redoute pas la brûlure des pierres. La course les enveloppe d'une caresse de vent épais et chaud comme des linges. Ils se roulent dans le torrent, s'éclaboussent, se claquent de giclures, se pincent, se frottent, s'ébrouent, vite séchés par les brasiers de l'air. Sur la rive en aval, des sandales de corde et des bandes d'étoffe blanche les attendent. Guilhem observe ses compagnons tandis qu'ils enroulent de la taille aux cuisses comme un turban cache-sexe d'une architecture complexe. Lui tient encore la sienne entre ses mains, indécis (Aucun espoir d'imiter cette œuvre d'art. La topologie des nœuds n'entre pas dans la formation d'un écologiste-surveillant. La vieille histoire de l'invité hasardeux dépourvu de l'habit des noces, et quelles noces ! Tu vas manquer ton éclat, Zénobie, parce que l'engendreur des jours ne sait pas se draper un pagne...) Il prend conscience d'une convergence de regards sur sa nudité, d'un étonnement croissant. Il fait face de tout son courage rameuté, avec sur l'échine le vague frisson intuitif qu'il joue sa peau — par accident. Tiste s'approche d'un pas massif. La tension frémit comme une lame dégaînée. Guilhem s'amarre à son propre souffle, son unique bouclier. L'incompréhension, la peur se cristallisent dans les yeux de Tiste, dans leur va-et-vient des mains incertaines sur l'étoffe au visage de Guilhem. Il ne saisit qu'au dernier pas et le mouvement des doigts ébauché pour arracher, fustiger, se transforme en geste paternel.
— Tu ne sais pas ? Mais d'où viens-tu donc, mon fils ?
— De la Tour Spatiale, murmure Guilhem comme pour s'en couvaincre lui-même.
Tiste l'a langé d'un tour de main précis, presque avec douceur, et le conduit en silence jusqu'à ses compagnons figés d'attente. La marche reprend, processionnelle, accalmée, au travers de la forêt.
Tout le village se presse eu pourtour de l'aire nuptiale. Ils ont serpenté ployés entre les branches, frôlés de feuilles, d'herbes, de tiges et débouchent par le couvert d'une allée de chênes : les piliers-troncs exhaussent leur voûte de feuillage entrelacé, eux se redressent, ouvrent les épaules, prennent leur stature d'hommes. La clairière délimite sa verte rondeur d'une triple frontière, enceinte d'arbres aux fûts rectilignes, tachetés de soleil, cercle humain bi-parti, blanc et noir, que couronne et déchiquette la mouvance des visages, clôture de pierres fichées dans la pelouse à hauteur de nombril, bariolées de lichen, toutes aspérités rognées par l'usure des siècles. Diamétrale, une autre allée de chênes s'enfonce dans une obscurité d'émeraude. Un autre cortège s'avance à leur rencontre, conduit par Magali. De grandes fourmis noires portent sur leurs épaules une plate-forme étroite qui oscille à chaque enjambée, surmontée d'une statue barbare peinte d'écarlate et d'or. Une stat... guilhem retient un râle, seul monte un gargouillis de gorge. Zénobie !
Maria ! Maria ! hurlent les assistants. Mère des moissons ! Mère des enfantements ! Maria de la canicule ! Maria des douleurs ! Remplis le ventre des femmes ! Remplis le ventre des épis ! La mélopée piétine, s'enracine, vibre aux chevilles, tremble aux cuisses, monte dans les sexes, les entrailles, les poitrines, jette en arrière les têtes et les spasmes des bouches et les bras vers le ciel et les doigts qui se tendent, tournoie dans les tambours, les crécelles, les sistres. Au centre de la clairière, les matrones ont replié la plate-forme, ce n'est plus qu'un pilier dressé que prolonge une tache rouge assise sur un minuscule tabouret et, dans la transe du village, le lingam couronné du sang des épousailles. Les hommes entament la circumambulation rituelle autour du pénis végétal. Maria des moissons ! Maria des douleurs ! Maria des enfantements ! Remplis le ventre des brebis ! Mère de la canicule...
— NON !
Zénobie s'est redressée. Elle flamboie, debout, mince trait rouge en équilibre précaire à deux mètres au dessus des têtes. La ronde conquérante des mystes se brise sur son cri. La litanie s'effondre sur elle-même comme une étoile morte, charriant des bras, des jambes, des visages qui s'enchevêtrent.
— Non ! Je suis Zénobie et mon époux, c'est MOI qui le choisis !
A mi-chemin de la transe, la rupture laboure le village de son soc d'hébétude. Guilhem retranché dans son souffle cherche des yeux une arme. (Folle ! Intrépide folle ! Laisser monter la tension du rite tout le jour... Ils vont la mettre en pièces... je ne pourrai même pas la défendre.) Tiste lève vers sa fille un regard de crapaud mort. A la périphérie, une aigrette noire de colère oscille. (Magali ! Logique. Le signal, n'importe quel signal viendra d'elle et elle est intouchable.) Elle siffle et c'est comme si mille forêts bruissaient, mille serpents se tordaient entre les pierres :
— Tu choisis ? Alors, désigne !
La transe les porte encore par vagues d'en-dessous, même Zénobie à l'incandescence de sa révolte. L'instant grossit de forces sourdes, une boule de forces tenue sur la pointe d'une lance. Tout peut basculer, tout va basculer, nul ne peut prédire où. L'apnée unique suffoque l'unique poumon tribal. Zénobie lève la main.
— Je choisis l'étranger,Guilhem, l'engendreur des jours !
La boule de foudres explose, le cyclône de clameurs tournoie. Maria des moissons ! Maria des enfantements ! Mère de la canicule ! Remplis le ventre des épis ! Remplis le ventre de nos femmes ! Mère des fécondités ! Les hommes juchent Guilhem sur leurs épaules, en masse compacte galopent autour de l'arène. On jette sur lui des épis mûrs, des feuillages, des brins de laine, des gouttes d'eau et de lait. Zénobie immobile, assise, enfin stable, savoure sa jubilation.

Ils ont rôti des agneaux, des lièvres, des volailles, dévasté les jardins, mis les futailles en perce. Guilhem n'a perçu la fin du rite qu'au travers d'un voile de poussière et d'ivresse. On l'a vêtu de blanc et d'une courte dalmatique d'or. Tiste a conduit jusqu'à lui une Zénobie dont le regard brillait dangereusement sous les cils, ils ont partagé une minuscule galette puis une coupe emplie d'un vin mêlé d'herbes, amer et doux sous la langue. On les a couronnés d'épis et de laurier-rose puis le cortège s'est reformé, traversant le village jusqu'au terre-plein des veillées.Maintenant vient le temps de la ripaille. Le village bâfre avec la même intensité qui le jetait dans le brasier de la litanie. Les viandes dégoulinent de jus, le vin déborde des cruches, les odeurs se mélangent, grillades, fumées de sarment et de pin, aromates, fruits, sueurs, désirs. Les enfants repus s’endorment à même la terre, les chiens lèchent paresseusement les carcasses qui traînent çà et là. Des hommes titubent et grommellent. D’autres chantent. On en voit qui se débraguettent et pissent vers la vallée sans trop regarder où ils arrosent, d’autres qui tâtent les seins et les ventres des femmes sans trop se soucier de laquelle. Les plus jeunes s’échappent avec des cris de souris. Les étoiles trouent une à une le ciel qui s’assombrit. La houle qui brasse le village se défait en souffles qui halètent, reniflent, rompent, jappent, grognent. Alors Tiste et Magali conduisent les époux à leur couche, sous une hutte de branchages, et lacent la tenture qui les isole du monde. Un vague clair de lune filtre aux interstices du treillis végétal. Un insecte attardé crécelle. Zénobie cherche Guilhem des lèvres et, lorsqu’elle sent ses mains se refermer sur sa poitrine, murmure : “Quand repartons nous pour engendrer ton monde ?”
Il l’extirpe de la lourde carapace du rite, retarde la réponse jusqu’à ce que rien ne s’interpose entre leurs corps, jusqu’à ce qu’elle commence à perdre pied dans la découverte du plaisir. “Le village d’abord. Lorsque ton père sera prêt à nous suivre.” Et Zénobie ne peut répliquer, vrillée toute entière par la douleur tendre, le volcan de douceur de la défloration.

L’aube se lève sur une jonchée de corps, de poitrines soulevées par l’ample respiration du sommeil. Nul n’a rejoint les maisons. La fatigue et le vin les ont terrassés sur place, hommes enfouis dans les jupes retroussées des femmes ou gisant à plat dos écartelés d’ivresse, fillettes mussées en groupes près de la roche - et la tendresse tardive des mères a jeté sur elles des châles qu’on retrouve froissés en boule entre leurs jambes. La fraîcheur du petit jour remue les chairs, fait cligner quelques paupières. Des gémissements, des grognements s’élèvent, le corps cherche par habitude le crissement du matelas d’herbe sèche, le creux familier, le drap à tirer sur l’épaule et ne rencontre que piquetis de tiges et bosselures de mottes ou de cailloux, s’étonne, s’alerte, s’éveille à demi. Des mains rabattent les jupons malmenés sur les cuisses, trouvent un visage ou le membre d’un homme que ranime la mémoire inconsciente du festin. L’enfant des noces n’a pas de père, raille la sagesse quotidienne, c’est le don de Maria, le fruit d’une fécondité sans lignage, le signe tangible de la bénédiction des Puissances.
Sur la terre quasi déserte ces bacchanales compensent peu ou prou la pauvreté génétique, la sclérose des alliances. L’humanité a retrouvé des chemins enfouis, des moeurs de primate dans la sélection des fiancés par le concours d’adresse, de force et d’endurance qui vaut au vainqueur l’attribution des filles, comme par l’échauffement de la transe qui la rend brièvement polygame. Mais il faut toujours neuf mois pour distendre le ventre et, malgré les philtres des guérisseuses, l’adresse des accoucheuses, payer un lourd tribut de mort pour chaque adulte vivant. Hors des cités, l’espèce se raréfie. Dans les cités à l’écologie schématique, les immenses anneaux tournoyant entre les planètes, elle s’étiole. Les deux rameaux disjoints s’ignorent. Faute de prédateurs, les herbivores dévastent les reliefs, la terre coule, exhausse les vallées, enlise les rivières. La planète revient aux aquatiques et aux insectes, et souvent jusqu’au minéral. Guilhem, fugitif des mouroirs de métal, héros précaire parmi la ténacité paysanne, se débat dans la sueur familière du cauchemar, l’angoisse de venir trop tard. Images : désert calciné, pierraille affleurante bousculée par les vents, océans glauques de sargasses, marais où les joncs pourrissent, puanteur de cités charniers, mandibules métalliques qui se dressent, dérisoires, sur fond d’étoile ou de roche nue sans même la pitié de la rouille. Il s’agite sous la fièvre du rêve, éveille à demi Zénobie. Il s’est endormi en elle, elle pousse des reins pour le retrouver au plus profond de sa chair, le presse contre ses seins. Il répond dans une quasi inconscience et leurs yeux s’ouvrent sur leurs retrouvailles au delà du gouffre de la nuit. L’aube, l’instant de grâce, le renouvellement du monde... l’un par l’autre l’instant les régénère. Guilhem emporte Zénobie dans le crescendo de la chevauchée jusqu’à ce qu’explose le double soleil de l’orgasme, qu’il monte en trait de feu, geyser de blancheur, souffle à souffle, vastitude d’éternité. Longtemps après se dénouent sans se perdre, se réaffirment en leurs regards, délacent les tentures et sortent nus, éblouis, enlacés, à la clarté du jour. Inconscients de briser pour la seconde fois l’ordonnance rituelle - Tiste est censé les éveiller, les vêtir, les ramener à la communauté tandis que les matrones célèbreraient de leurs cris la tache rouge sur le drap, mais Tiste ronfle au pied du cerisier, Magali tresse maladroitement ses mèches grises, Olympe geint en mesure sous le boutoir du forgeron. Eux sourient et s’échappent vers la forêt pour soulager enfin la vessie qui les tiraille.

Ils marchent au travers du village. Une porte claque sourd, vivement rabattue sur le mur de pierre, une femme se roule à leurs pieds dans la poussière, elle leur tend à deux mains au dessus de sa tête son fils nouveau né. Sa prosternation, une mélopée lancinante la rythme, monte du grave au suraigu et retombe, les coudes heurtant le sol en cadence, l’enfant vacille sur les paumes retournées. Ils passent. Guilhem retient une nausée, Zénobie croche la mère par le col, la redresse assez pour voir son visage, la gifle à toute volée. Elle s’immobilise un instant, extatique, pose le bébé sur la trace de leurs pas, se relève et l’emporte en courant.
Le soir, ce sont les troupeaux qu’on leur mène, les chèvres au pis gonflé qui bêlent après la traite. Les garçons font gravement défiler les bêtes une à une devant eux. Ils se tiennent à distance, immobiles, jambes écartées à l’imitation des hommes, un pan de chemise déborde des culottes, les plus jeunes se dandinent en silence, les aînés cinglent d’une branchette le flanc osseux des biques qui grattent du sabot, baissent de la corne, allongent le cou vers l’étable. Le long du jour, ce sont les vieux qui les hèlent pour un regard sur leur potager, les seilles débordantes que l’on tend vers leur ombre, Magali quête leurs conseils et leur présence à l’entour de ses fioles, on étend sur leur passage l’osier des corbeilles et la laine à carder, les vêtements et les outils, et jusqu’aux enfants qui traînent dans leur trace les cordelettes, les arcs et les sifflets de leurs jeux. Le village tient ses dieux incarnés et les pressure jusqu’à la dernière goutte de bénédiction.
D’effarement en migraine, de stupeur en révolte, Guilhem reconstitue peu à peu le cheminement intérieur des paysans. Un mot de Tiste, un commentaire de Zénobie, des cris, des prières, des marmonnements l’aiguillent. Il s’enhardit parfois, interroge, écoute intensément la mélopée des contes : le ciel se peuple de démons et des dragons noirs qu’ils chevauchent. Aux origines, Maria des moissons, mère des fécondités, s’est accroupie sur la terre et de son ventre sont sorties les plantes et les bêtes avec la pluie de son urine. Une seconde fois les douleurs l’ont prise, elle a craché l’homme de sa bouche et la femme par son sexe. Intervient alors un personnage que Guilhem ne parvient pas à cerner, le Forgeron. Il crée les outils et la musique, il se métamorphose, il poursuit Maria de forme en forme dans une immense épopée d’amour et de violence, d’inventions et de carnage. De tout ce tumulte naissent les démons d’en haut, des êtres sans visage, au corps noir, luisant, glissant comme serpent. Ils sillonnent le ciel sur leurs dragons à la recherche des hommes. Maria, la terre est son domaine, elle s’y cache et, tant que ses enfants l’habitent, les forces obscures ne peuvent la débusquer. C’est pour cela que les femmes se vêtent de noir, pour tromper les diables. Maria habite un temps l’une, un temps l’autre, et nul ne peut la reconnaître. Qu’elles viennent à disparaître et le Forgeron la saisirait et terre et ciel se disloqueraient. “Par nous survit le monde”, affirme Tiste qui ajoute “Nous sommes de la poussière utile.”
Guilhem a reconnu sans peine dans les démons et leurs sombres montures les surveillants en tenue de patrouille, combinaison de survie, casque intégral, enfoncés à demi dans l’habitacle des gravines. Le mythe s’appuie sur l’histoire et l’efface : trois siècles auront suffi. Les hommes d’en bas ont oublié les ferveurs de l’Abandon ; de la pollution qui l’a motivé, ils n’ont retenu que quelques maléfices du Forgeron, sources empoisonnées, arbres défoliés, villes pilonnées (encore que cet épisode soit plus récent, une décision stupide lors de la construction des Tours). L’oubli recouvre tout le passé, les empires et les révoltes, les arts, les sciences, les techniques. Guilhem n’a pas pu raviver la mémoire. Pour Tiste, Magali, tout le village, il ne fait aucun doute que les démons l’ont enlevé enfant, éduqué parmi leurs esclaves, qu’il doit sa fuite à la protection de la Mère terrestre. Lui qu’elle a choisi pour époux en habitant Zénobie, lui qu’elle a suscité pour délivrer ses fils de l’emprise des obscurs, lui par qui reviendront sur la terre les champs à perte de vue, les vergers et les prairies grasses des premiers âges. Magali répète désormais la prophétie à la fin de tous ses contes, Tiste s’enquiert par allusions détournées des détails.
— Ils sont fous, murmure-t-il à l’oreille de Zénobie. Qu’attendent-ils ? Que je les lâche en meute hurlante avec des arcs et des haches contre les Tours ? Ils ne parviendraient même pas à la seconde enceinte ! Ils subiraient le sort des loups et des ours, ils tomberaient endormis et les surveillants n’auraient plus qu’à les cueillir. Seulement eux, on ne les relâcherait pas à proximité de leurs tnières, on les disperserait dans les cités de l’espace ou sur les astèrons. Zénobie ! Il faut me croire, les dissuader...
Elle le croit. “Je sais que je suis toujours Zénobie.” Elle doute. Elle a vu les dragons survoler les collines au loin vers le sud, vers la plaine. Ils tournoyaient comme une troupe de corbeaux au dessus des blés mûrs. Elle espère. Le sang n”a pas souillé ses cuisses au renouveau de la lune. Elle écoute. Guilhem parle de forges géantes, de fumées et d’ordures, d’arbres morts, de fleuves sans poisson, d’oiseaux englués dans les marées noires, rouges, jaunes, de poisons invisibles, d’une soif des hommes entassés, soif de ciel, d’herbe, de rire, de beauté. Il parle aussi des massacres, des tortures, de monstres aux carapaces de métal qui roulent, volent, naviguent, crachent le feu. Elle doute. Les hommes, s’entretuer sans démons ni folie ?
— La folie ne manquait pas, réplique Guilhem.
Elle écoute. Les premières cités tournoient entre les mondes. Des forêts, des rivières, des lacs, des jardins naissent sous les voûtes métalliques. Un filet de lumière se déploie sur les roches errantes, on en broie d’autres, les cités se multiplient, la loi d’Abandon ôte les hommes de la terre, la loi interdit d’en fouiller le sol, d’en approcher les bêtes, d’en tirer nourriture ou matériaux. La loi pourchasse les réfractaires et les exile sur les mondes artificiels. Le temps que cicatrisent les blessures de la planète mère. Elle doute. Elle ne parvient pas à concevoir les moteurs ni les ondes qui transmettent image et voix d’une cité l’autre ni le vide irrespirable. Elle tremble. Guilhem parle des insectes, des lapins, des hardes de cerfs et des moutons sauvages qui dévastent la garrigue, des marais qui ensevelissent les fleuves, du désert qui gagne sur les herbages, d’algues qui prolifèrent sur les côtes. Elle respire à petits coups lorsqu’il se tait. Il ne sait comment décrire la langueur qui éteint les hommes des cités, leur repli frileux sur la routine des jours, les naissances trop régulées devenues fardeaux. Comment dire “depuis un siècle personne n’a écrit de poème ni créé de musique nouvelle, les laboratoires s’empoussièrent” ? Les Tours, mince cordon ombilical, ne relient plus l’espace et la Terre. Les surveillants s’y recrutent par dynasties, seuls les cargos et les écologistes en mission glissent encore leurs vaisseaux dans l’alvéole. Elle espère. Guilhem rêve d’une alliance où s’assouplirait la loi, d’un peuple revivifié, d’une fécondité tournée vers les étoiles. Elle ne comprend pas, elle pressent. Dans le tourbillon d’images mentales heurtées, contradictoires, qui l’enivre, les démons se dissolvent et Maria étend son manteau de verdure sur le ciel comme sur la terre, des enfants sautent par dessus des gouffres de nuit, les libellules noires se dessèchent au bout des herbes, des filles aux jambes nues sèment à la volée l’orge et le froment. Elle pose sur son ventre une main inquiète des premiers frémissements.
Les jours et les nuits s’équilibrent. On entend glapir des renards sur les collines. Lorsqu’ils redescendent du terre-plein des veillées, le fleuve d’étoiles roule au dessus de leurs têtes son flot laiteux. Pour un instant de coïncidence. “Le chemin des dieux et des saints pour nos ancêtres”, murmure Guilhem. Il n’a pas vraiment conscience d’avoir laissé sa méditation franchir la barrière des sons. Il a parlé dans la langue des cités. Zénobie lui répond d’une pression de main et cherche aussitôt la présence rassurante dans son ventre.
Combien de millénaires à guetter dans la clarté nocturne la réponse des Puissances ? Le meilleur de nous, songe-t-il, tous nos héroïsmes, nos dépassements, nos joies et nos douleurs nous revenaient ainsi, magnifiés, et nous magnifiaient jusqu’à l’écrasement. Pour de nouveaux élans, de nouvelles vastitudes. Ceux des cités n’ouvrent plus les volets sur l’espace. Ils n’ont que des murs, que leur confinement pour miroir. Et les derniers terriens n’attendent rien du ciel que défi, mort et malédiction. Aurions nous perdu notre humanité en rétrécissant nos rêves ?
J’ai changé, constate-t-il. Il revoit ses dernières heures à la Tour, les paramètres du désastre écologique de l’Abandon inscrits en rangées nettes sur l’imprimante à l’intention de Claude, Larry ou Preciosa. Il relit avec détachement l’ordre transmis de Cité IV : retour immédiat devant le Conseil, activités déviantes suspectées, centre de réinsertion, le froisse entre ses doigts et l’envoie d’une chiquenaude au récupérateur. Il remplit un sac de rations de survie. Pas de combinaison, elles comportent un moduleur. Se glisser lentement dans les circuits d’aération. Le bracelet qui neutralise les fléchettes soporifiques des enceintes : une sortie serait détectée, mais tant pis. Et marcher, des heures, des jours, dans le silence, la solitude et l’angoisse, marcher jusqu’à ce que plus rien n’existe que le rythme des muscles, jusqu’à la non-attente, jusqu’à ce point d’acuité vide où le terrain, la chaleur, les herbes et les arbres modulent souffle et pas, la volonté reste tendue sur un but sans contours, comme déconnectée des détails qui le réalisent. Ne plus agir, être acte.
“Voyageur...” souffle à son oreille Zénobie, avec une nuance de tendre moquerie. Il trébuche de saisissement, se rattrappe à l’épaule de Tiste qui les précède. “Rien, un caillou...” Il s’étonne de cette complicité qui naît au fil des jours, Zénobie semble deviner ses pensées avant leur éclosion, elle les libère d’un rire, d’une allusion, d’un geste. Cela sonne juste, nomme, éclaire et désappesantit. Elle aussi change, l’incandescence et la révolte se muent en douceur repliée, en écoute lointaine à l’intérieur, en secret tourné et retourné comme un bonbon sous la langue. L’ancienne pouliche rétive lance encore de bonnes ruades lorsque le village les presse de son attente convulsive. Mais il n’espérait pas en elle de telles étales de tendresse. Qu’est-ce qui... Même sa silhouette se déploie, trouve de l’arrondi, de l’apaisement. Il l’observe autant que le permet la nuit qui s’épaissit à l’orée des maisons. Combien de temps depuis leurs noces ? Le village use d’un calendrier complexe fait de repères végétaux et non de la régularité des astres, Guilhem s’y perd mais cela doit bien faire un tiercan. Et dans ce cas elle n’a pas eu... Il se tourne vers elle et, d’une voix sourde, passionnément :
— Zénobie ! Tu attends un enfant, notre enfant !
Cette fois, c’est Tiste qui trébuche et grommelle contre le fils de pute qui laisse traîner des saloperies de branches au milieu du chemin...

Un petit vent aigrelet entrechoque les tiges, annonciateur de mistral. Il avive la pénombre de l’avant-jour, crisse aux chênes secs comme une invasion d’insectes. Chargés de paniers et de faucilles, les hommes montent aux vignes. Les femmes suivent avec les ânes bâtés de couffins pour les fruits et les maïs. Tous se taisent, mais d’un silence noir porteur à la fois de crainte et de détermination. Le jour des récoltes est un jour de guerre. De lui dépend la survie pendant les mois d’hiver. On a moissonné, on a cueilli les chairs juteuses des pêches et des prunes, rempli les pots et les jarres. Le troisième temps d’engranger, à la jointure des saisons, décide de l’abondance ou de la faim.
Guilhem imite ses compagnons, leur marche silencieuse à demi courbée, pas dans les pas pour respecter l’étroitesse des sentes. On a besoin de tous les bras pour la cueillette mais cette procession en terrain camouflé porte en elle même ses périls. Moins peut-être qu’une activité déployée, constante, qui augmenterait les occasions de mauvaise rencontre. Mais aux coups d’oeil furtifs qu’ils lancent vers le ciel, aux saccades des gestes, à la crispation des mâchoires, les hommes trahissent leur nervosité de clandestins. Guilhem comprend aux douleurs d’omoplates, aux crampes qui tiraillent ses genoux et ses reins la genèse du mythe. Lui aussi se surprend à inspecter l’horizon jusqu’à ce que le bleu naissant se brouille, jusqu’à brûlure de paupières, jusqu’à larmes mécaniques. Dans un recoin de cerveau l’écologiste-surveillant suppute les chances : aucun indice chimique, juste un égaillement de vie qu’on peut prendre pour un troupeau en maraude, il faudrait la déveine d’une mission de prélévements. Aux profondeurs archaïques, la contagion de l’imaginaire du village brasse des démons stridents, des meurtriers de l’espèce. (Guilhem Jordi Ferrera, il serait temps de te souvenir que tu as été scientifique, ou tu vas finir gâteux !) Il s’ébroue mentalement sans parvenir à desserrer l’étau de méfiance qui coince les plexus. Jamais, même aux premiers jours de sa fuite... (Eh, ballot, tu redoutes pour deux maintenant, non, pour trois, non, pour une centaine et demi, tu les aimes ces bougres de culs-terreux, tu t’es créé des liens et ton corps le sait.)
L’aube envahit déjà l’arrondit des collines. Passée la forêt, le vent forcit à longues rafales sifflantes mal entrecoupées d’apaisements, lisses et froides comme une cataracte. Les femmes débâtent les ânes, s’en vont par touffes de noirceur vers les îlots de culture. Les hommes divergent en quatre files, une par vignoble. Et tandis que le jour glisse sur les pentes, eux ne sont plus que gestes enchaînés, soulever les feuilles, couper, jeter dans le panier posé au sol, un pas, tirer par l’anse, soulever les feuilles... Les doigts bleuissent, se crevassent, les reins s’embrasent de se tenir courbé, sueur, sève, verjus maculent les chemises.
A mi-rangée, recru de fatigue, Guilhem se redresse pour s’éponger le front. Instinctivement son regard scrute les horizons. Il crie. Ça lui monte des tripes comme flamme à l’étoupe. Quatre flèches noires strient l’outremer, quatre pierres tournoyant dans une fronde invisible. Tiste le tire brutalement par la jambe, le plaque au sol. Il tombe rudement, son coude se déchire aux caillasses et saignote. Des bribes de pensée bégaient en lui, naissent, se heurtent, se dissolvent trop vite pour qu’il puisse les aisir. De leur danse brownienne n’émergent que confusion, magma, paralysie, mais au moyeu de l’être gonfle une bulle de calme, de lucidité, un centre de commandement au delà de tout langage, un observateur capable d’anticiper le temps. Lorsque les gravines descendent en spirale et se posent l’une après l’autre sur la chaume, les dernières agitations mentales s’évanouissent. Il attend que les diables désertent leurs montures. Il lance ses troupes d’un geste, avec un bref claquement de langue, et presque aussitôt : “Je les veux vivants ! pas de sang, Tiste !” La horde déferle en rafales de cris mêlés à celles du vent, se déploie, se grossit d’affluents accourus des autres vignes. Plus bas les femmes se regroupent en masse compacte et silencieuse, choeur pétrifié par la montée des forces. Les surveillants reculent, indécis. L’un d’eux porte la main à son casque. Une pierre siffle, fracasse l’antenne qui oscille, d’autres tournoient comme grêle, rebondissent sur les gravines, sur les corps qui se ploient, sur les bras recourbés en protection.
— Arrêtez !
Guilhem court, avec de grands moulinets de bras, dépasse les paysans, les pierres frappent, frappent, nul ne peut plus l’entendre, la colère séculaire bourdonne rouge dans leurs têtes, s’électrise en leurs regards, le chant de transe jaillit. Maria ! Maria des douleurs ! Maria des enfantements ! ils avancent, hurlent, lapident, avancent, hurlent, lapident.
— Arrêtez !
Guilhem leur fait face maintenant, son corps se dresse blanc, taché de vendange et de la balle blonde des graminées qui se lève en brume de lumière sous l’impact des silex. Un bloc beige et pourpre, fusoïde, emplit son champ de vision, un oeil de pierre clignote quelques fractions de seconde. Certitude. Destin. Explosion rouge, blanche, réflexe d’une bouche convulsive qui suffoque. Il s’affaisse. Une ombre noire se précipite, relève la visière de son casque. Ondes de silence, retombée des gestes, ondes de murmures devant le visage humain qui se révèle. Paupières lourdes, sang qui dégouline en ruisselets fragmentés, effort lointain de la parole, inaudible :
— Claude...
Puis plus rien. La lourdeur des défaites. Un corps inerte sur la terre. Les hommes s’avancent d’un pas gourd, bras ballants, entrailles tordues par l’évidence qui fraie en eux son sillage de brûlure. Les casques ôtés, la chevelure blonde de Claude dans le vent, les larmes qui coulent sur les joues de Preciosa, une lèvre mordue à petits coups de chagrin, les doigts agités des soubresauts de la peur. Une voix de femme hulule à la mort et les autres reprennent, lamento funèbre plus ancien que les mémoires, indéracinable. Vox in rama : c’est Rachel qui pleure ses enfants et refuse d’être consolée. Vox in Rama : rachel de génération en génération, d’éternité en éternité. C’est le ventre de Rachel qui pleure la déchirure, le gouffre insondable de la mort. Vox in Rama, liturgie des Innocents, l’enfantement dans la douleur.
Tiste s’agenouille, effleure de sa main calleuse les yeux sans regard de Guilhem. Les paupières se baissent, l’enclosent dans sa mort. D’un effort de reins l’homme se redresse, contemple intensément les visages des vivants, son village prostré, lapidé de sa propre pierre, les étrangers défaits d’horreur et de peine. C’est vers eux qu’il se tourne et, d’une voix cassée :
— Pardon...
Puis timidement, comme un qui s’éveillerait d’une longue nuit :
— Vous l’aimiez, vous aussi...
Les mots leur échappent. Certaines intonations font que l’on comprend sans langage. Lorsque Tiste se baisse pour soulever le mort, Claude le devance. Leurs regards se nouent. L’écologiste tâte, par acquis de conscience, le poignet dénudé, et sursaute. Un bref appel :
— Le brancard, Preciosa !
Elle le détache du flanc de la gravine, le glisse sous le corps, aide les hommes à l’allonger. Elle tremble, à sourds hoquets de véhémence retenue, n’osant ni croire ni rejeter la mince étincelle d’espoir qu’elle vient de lire dans les yeux de Claude. D’un geste sec, les montants de la civière se posent sur les épaules. Tiste et Claude entament la redescente, puis les autres s’ébranlent. Larry fouille un instant dans la gravine de tête, en sort un sac qu’il endosse sans mot dire. Preciosa se laisse dépasser. Par le silence des hommes, par le choeur des pleureuses. Une main nerveuse et maigre de vieille se referme sur son poignet, la tire, l’incorpore au troupeau de brebis noires, à leur bêlement funéraire. (Que ce serait bon de chanthurler comme elles ! Je ne peux que brûler, Guilhem, mon frère, mon camarade... Nous te cherchions comme quatre imbéciles pour te dire de rentrer parce que ton rapport... le pavé dans la mare... et de sacrés remous qui te mettraient la joie au coeur... Qui t’a tué ? Eux, nous ? Es-tu mort, vraiment ? La bêtise accumulée de notre putain d’epèce humaine ! Ils ne risquaient rien, pourtant, tes régressifs - je ne peux pas dire tes primitifs quand même, nous partageons les mêmes ancêtres pollueurs et civilisés - et je te parle dans ma tête comme une folle... je délire sans savoir si devant ils trimballent ton cadavre ou ton coma... et merde, et merde, et merde...)
Les remous corps à corps l’ont jetée près d’une toute jeune femme au ventre légèrement bombé. Qui se tait. Qui fixe l’horizon sans ciller, calcinée, enchappée de douleur. Vox in Rama. Preciosa comprend et s’empourpre. (Régression, trop facile ! C’est ton enfant qu’elle porte et tu ne le lui as pas fait par passade... mon neveu ou ma nièce, me faudra m’y faire... oh Guilhem, Guilhem, pourquoi ne peut on revenir en arrière, ces histoires où l’on tord le temps, te sauver, que tu vives, avec nous, avec elle...) Les larmes jaillissent d’un coup, artérielles, irrépressibles, avec des reniflades de petite fille perdue. Zénobie à ses côtés tressaille, se tourne à demi, la regarde. (le même visage, le même brun chaud des prunelles, la même petite moue comme une ruade du coeur... la même taille... sa soeur ? sa... jumelle ?) Preciosa relève le front, leurs yeux s’accrochent, leurs bras s’ouvrent. Elles murmurent leurs noms, elles n’ont rien d’autre à échanger, trop tôt pour la mémoire, trop tôt pour la parole, et cette fichue barrière des langues...
Ils ont traversé la forêt, le torrent, le village, les vieux et les enfants ont grossi leur cortège, ils sont montés jusqu’à la roche, jusqu’aux grottes d’initiation. Ils ont contourné le pierrier, le vent se brise sur la muraille du roc, ils cheminent en file indienne, attentifs à l’étroitesse de la corniche, ils se donnent la main aux passages difficiles et grimpent. Le chant funèbre a cessé, on n’entend que les galoches qui râpent le sentier, le claquement des robes sous les goulées du mistral, le grésillement inlassable des grillons. Ils vont au champ des cairns où le souvenir des morts contrefait les bories écroulées. Au passage ont tiré des bêches de jardins où se prépare l’automne et des provisions pour les trois jours de veille et des lampes et de l’huile pour chasser les bêtes et les esprits errants. Claude a laissé faire. Même si Guilhem survit, c’est un temps qu’ils enterrent, et le rite a son sens. Ils s’engouffrent dans la dernière grotte, le déposent sur la table de pierre. Ils s’asseoient à même le sol, fronts aux genoux, mains enserrant les jambes, foetus dérisoires dans la matrice de la terre. La fraîcheur les saisit, on ne distingue plus les frissons des sanglots. Enlacées, Zénobie et Preciosa se tassent contre la paroi. Le rite glisse sur leur souffrance sans l’entamer. Tiste souffle comme un vieil âne après une journée de charrois. Claude a failli se laisser couler dans l’incandescence des brisures. Larry, sans un mot, lui tend la trousse. Il tressaille. Se relève, s’approche du corps immobile, trop immobile. A-t-il rêvé la pulsation du sang dans l’artère ? C’est encore Larry qui doit vérifier qu’un mince filet de vie irrigue ce qui ressemble si fort à un cadavre. Qui nettoie la blessure et grimace en palpant l’os brisé sur la tempe. Claude se reprend le temps de pratiquer une injection d’urgence.
Magali s’est dressée en les voyant agir. Elle rameute les gamines, leur donne quelques ordres d’une voix pressée, sifflante. Puis secoue Tiste, véhémente. Larry suit avec inquiétude l’agitation qui ébranle le village. Ont-ils compris ? Ou croient-ils au sacrilège ? Il se plante devant Guilhem, prêt à le défendre contre tous les périls. Claude ne réagit plus. Il s’accuse. (J’aurais du prévoir. J’étais le responsable. Tes amis, tes assassins, s’offrent la dignité de te veiller, Guilhem, mort ou vif, avec ton sang sur nos mains. Pourtant, j’ai le sentiment, ou la prescience, d’une justesse, comme un accord de dissonance voulue dont nous ne serions, toi comme nous, que les instruments, au delà de nos volontés d’hommes, de notre compréhension d’hommes. Offrande musicale. Je ne pourrai plus l’entendre sans que me revienne la mémoire de ces heures. Je voudrais mourir à ta place. Ou te rejoindre, si... Mais impossible. Le projet, ton projet repose sur moi, et ton état incertain m’ôte le droit de passer la main.) Les enfants reviennent, chargées d’herbes et de fioles. Magali les tend aux étrangers, les force à respirer les parfums de santé. Elle secoue Claude par les deux épaules, le force à sortir de son amère méditation, à examiner les plantes qu’elle énumère comme une litanie privée de sens. Il secoue la tête, incrédule. Elle le houspille. D’autres femmes ont déjà allumé un feu à l’extérieur de la grotte, mis à chauffer l’eau de la source. La veillée de mort devient veillée de vie. Zénobie, Preciosa, à leur tour, sortent de l’hébétude. Et l’odeur puissante des herbes emplit l’espace. Alors Magali se met à psalmodier.
La conteuse officie dans l’inversion du monde. Elle improvise le dit de Guilhem le réconciliateur, l’engendreur des jours. Le chant du retour à la vie.
3 juin 1985 - 4 juin 1996.