Sunday, July 15, 2012

Pilate, mon frère…


Pontius Pilatus, préfet de Judée, a mauvaise réputation, tant chez les auteurs chrétiens pour avoir permis la crucifixion que chez les auteurs romains pour sa rapacité. Pourtant, dans un récit où tous et chacun rivalisent de certitudes, il est le seul à poser une question. La question, la seule qui vaille : qu’est-ce que la vérité ? Certes, on peut l’entendre sur le ton désabusé du relativiste désespérant de l’atteindre, ironique à l’égard des croyances populaires et les commentaires de catéchisme ne manquent pas de blâmer cette attitude laïciste avant l’heure. Pourtant, même adossée à la morgue du conquérant vis-à-vis des peuples tributaires, cette question nous renvoie au plus abrupt de la condition humaine, à l’incertitude et l’ignorance fondamentales, au voyage dans la nuit qu’est toute existence qui s’interroge sur elle-même. Il importe aussi que cette phrase ne soit pas aimablement jetée pour l’amour du paradoxe dans quelque banquet platonicien mais qu’elle surgisse au cœur d’un dilemme entre politique et justice, au cœur du tragique qu’engendre la vie sociale lorsque l’on se résout à l’action. 

Il y a quelques années, Jean Robin avait publié un ouvrage[1] dans lequel il listait les débats parfaitement légaux mais interdits par les préjugés médiatiques. Il mériterait sans doute une actualisation qui tiendrait compte d’un interdit tacite annexe, celui du mélange des genres. Lamartine, poète et homme politique, serait aujourd’hui vilipendé d’oser briguer les suffrages après avoir commis des vers : que n’a-t-on pas sur ce point brocardé Dominique de Villepin ! Et peu me chaut d’où viennent ces brocards, de quel adversaire. Souvenons nous aussi de Coluche. Il suffit à ma réflexion du moment que les murs soient réputés infranchissables et les spécialisations étanches, sauf à braver le ridicule. Et parmi les privilèges tant des médias que de certains hommes politiques figure celui d’annoncer les vérités, celles qui feront l’objet d’un interdit de débat. Certaines de ces « vérités » ne sont que des mensonges de propagande, tenaces au demeurant : il a fallu soixante ans pour qu’on reconnaisse que les véritables auteurs du massacre de Katyn ne sont pas les nazis mais les communistes russes et, encore, est-il mal vu en France de le crier trop fort. D’autres ne relèvent que des préjugés et bons sentiments, d’un effet de mode intellectuel confondu avec la morale et il ne sert pas à grand chose de rappeler ce que savaient nos grand-mères, que l’enfer est pavé de bonnes intentions, tant que le réel n’a pas battu en brèche la bien-pensance.

On sait qu’à beaucoup d’égards je me méfie de Platon, premier théoricien du goulag, premier à tenter de définir a priori une société parfaite jusqu’à prévoir d’avance le sort des dissidents devenus esclaves d’Etat[2]. Malgré ma défiance, je dois lui reconnaître la même vertu qu’à Pilate. Il ne se contente pas d’affirmer comme le faisaient les présocratiques, il interroge ou, plutôt, met dans la bouche de Socrate des interrogations. Biaisées, certes, conçues pour amener l’interlocuteur à reconnaître, in fine, l’éclatante justesse de la pensée qu’il développe mais, du moins, y a-t-il questionnement, ébauche même de discussion, d’arguments contraires. Un lecteur moins sensible à sa maïeutique que les personnages de ses Dialogues peut tenter de poursuivre l’objection, d’en inventer d’autres, tant le mode en questions/réponses ouvre la pensée. On retrouve ce mode interrogatif chez Thomas d’Aquin, même si, là encore, la question ne sert qu’à introduire une réponse élaborée, censément la seule possible.

Platon, Pilate, Thomas et puis ? La philosophie critique ou dialectique ose opposer argumentaire contre argumentaire mais la question reste le plus souvent sous-jacente, inexprimée comme telle, d’où le lecteur peut comprendre qu’il suffit d’objecter pour développer une pensée originale. On finit par confondre rhétorique et polémique. Platon et Thomas répondent à leurs questions comme le maître à ses élèves. La grande force de l’Evangile de Jean, c’est peut-être d’avoir laissé ouverte la question de Pilate. Il ne répond pas et Jésus non plus, ce Jésus qui vient d’affirmer : « Je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix. » Immédiatement, l’action reprend ses droits, le drame judiciaire l’emporte. Mais pour deux millénaires déjà, la question sans réponse continue de vibrer et de se ficher comme une lance dans le cœur des hommes : « Qu’est-ce que la vérité ? »

Le terme grec est ἀλήθεια, littéralement sans Léthé, le fleuve des enfers responsable de l’oubli. Derrière la question de Pilate, une autre résonne en grec : « Qu’est-ce que la mémoire ? », qui suggère de suite : « Qu’est-ce que le temps ? »
En hébreu, vérité se dit amen, AMN, que l’on décomposera si l’on est kabbaliste en remarquant qu’il contient AM, qui signifie à la fois mère, aïeule et les conjonctions si, ou bien. AMN est aussi le verbe avoir confiance et la fidélité. Remarquons au passage que, malgré la racine AM qui plonge dans le passé, vers l’origine et la matrice, l’ajout du noun projette vers le futur. L’Amen exprime une dynamique de la foi, une dynamique relationnelle. Derrière la question de Pilate, un sémite entendra : « A quoi être fidèle ? En qui ou quoi avoir confiance ? » et, finalement, « Où allons-nous ? Où mène le chemin que j’ai suivi ? »

Lus ensemble, la question de Pilate embrasse toute l’ignorance de l’homme, tant de l’origine que de ses fins. En un temps où reviennent trop de certitudes, de préjugés et de propagandes, où le moralisme l’emporte sur la démonstration, l’entendre résonner n’est peut-être pas inutile.


[1] Petit dictionnaire des débats interdits mais légaux, 2010
[2] Si l’on ne me croit pas, qu’on relise Les lois !