Certains jours, il faut vider ses tiroirs... Ce texte se voulait prologue d'un roman qui n'a jamais vu le jour, mais peut se lire comme une nouvelle.
Les médiévistes reconnaîtront une variation sur un passage des
Prophécies de Merlin de Maître Richart d'Irlande.
Geneviève Béduneau
Soleils
de givre
Prologue
Gris,
vert et mauve… Une tour dans la montagne. Grises et
vertes, les pierres auxquelles s’accroche un lierre sombre. Grises et vertes,
les roches ourlées de broussailles qui surgissent entre landes et forêts. Le
mauve, ce sont de larges plaques de bruyère rehaussées parfois de la flamme
d’or des ajoncs. Et gris roulent les nuages chargés de pluie qui s’argentent de
flaques de lumière ou s’étirent en de longs filets à pêcher les cimes.
La voyageuse chevauche sur
les mauvais sentiers de pierraille et de boue ; la tour, insolite en ces
solitudes, l’attire comme un défi. C’est une étape de sa quête, mais elle
l’ignore. Pour l’heure, le froid humide, le crachin qui se mue lentement en
averse, la terre glissante sous les sabots de son cheval — un poney des
montagnes pourtant, au pied sûr, habitué à trouver sa route où les humains
hésiteraient — emplissent seuls sa conscience, avec les courbatures d’un trop
long voyage depuis les plaines. L’épée lui bat le dos, le baudrier lui scie la
poitrine, ses pieds enflent dans les bottes. La vie aventureuse d’une
guerrière…, comme disait en roulant des yeux effarés la petite chose toute en
soies et en dentelles qui prétendait l’admirer et l’envier. A ce souvenir, Astrid
hoquette d’un rire inextinguible. Elle avait servi de garde du corps une
semaine à cette enfant gâtée, fille d’un riche marchand qui l’envoyait parfaire
son éducation chez une vague tante aux allures de marieuse rémunérée. Cette
aventure là, une promenade par bonheur bien payée, avait achevé de la dégoûter
d’une vie de mercenaire au service des muguets anoblis ou des marchands
d’épices ; la donzelle dûment réceptionnée par sa « parente »,
elle avait fui droit vers les montagnes. Vers la pluie, le froid, l’inconfort,
mais une certaine propreté d’âme.
La tour, au fil des heures,
s’est rapprochée. Elle domine le chemin comme une sentinelle — une vieille
sentinelle, remarque Astrid, ridée et lézardée, de guingois comme si nul ne
l’avait jamais relevée de sa garde. A sa base se mussent quelques cabanes de
pierre couvertes de chaume et des chèvres aux longs poils broutent alentour
sous la surveillance toute relative d’un gamin dépenaillé. Du sommet de la
montagne, des pierres ont dégringolé sur l’herbe et gisent là, couronnées
d’orties et de menthes. Un arbuste envahit une ancienne meurtrière. Tant
d’abandon évoque des siècles plutôt que des années. Brusquement, Astrid cesse
d’errer sans repères. Un corbeau s’envole en grommelant, suivi bientôt de toute
sa horde croassante, spirale sombre sur un ciel que, par contraste, elle
éclaircit. La tour de Kaer Gwen… Son histoire remonte à de très anciennes
guerres, lorsqu’il avait fallu fortifier les montagnes contre un envahisseur
plus riche et plus avide. Il avait fini par gagner puis, comme tous les autres,
avait abandonné ces terres ingrates trop dures à ravitailler, puis avait
négligé de réclamer un tribut que les bergers et les chasseurs ne payaient
qu’en nature. L’arrivée d’un troupeau bêlant et sonnaillant suivi de loups et
de sangliers en cage avait esbaudi la cour quelques années, jusqu’à ce qu’une
duchesse se plaigne de la touffeur des bêtes ou que le maître jardinier ne
tremble pour ses allées bien sablées et ratissées livrées à la fiente rustique.
Kaer Gwen, la Pierre Blanche, témoin d’un effort éphémère des clans, n’abrite
plus depuis lors, sans doute, que des garnisons de souris, d’araignées ou
d’oiseaux. Astrid soupire. Il lui faudra se contenter, ce soir encore, de
l’hospitalité d’un fenil et d’une soupe de choux au lard ou d’une bouillie
d’orge.
Le gamin préposé à la garde
des chèvres lève sur elle une frimousse espiègle constellée d’éphélides, des
boucles rousses en broussaille et un regard bleu-vert d’une redoutable
franchise.
— Tu t’es égarée ?
— Non, réplique Astrid. C’est mon chemin.
— Alors tu vas au lac, mais tu ne l’atteindras pas ce soir, ta monture
est fourbue. Je vais prévenir ma mère d’allonger la marmite. Je suis Sean du
Genêt.
— Je me nomme Astrid de Noir-Argent et je suis dame d’épée.
— Ce n’est pas un nom de clan, proteste l’enfant.
Elle sourit.
— Astrid de l’Etoile te conviendrait mieux ?
— Le clan de l’Etoile a disparu… Oh, tu es cette Astrid là ?
Pardonne, je n’aurais pas du… Je veux dire, j’aurais du te reconnaître…
— Il n’y a pas de mal, Sean. Tu n’étais pas né.
— Mais toi, tu es une légende. Tu nous honores, dame d’épée.
Astrid éclate de rire et met
pied à terre, tendant les rênes à l’enfant. Une légende, vraiment ! Le
clan de l’Etoile était tombé dans une embuscade de trolls et de banshees, il y
avait bientôt quinze hivers ; rien de moins glorieux que ce combat
désespéré entre rocs et broussailles, un petit matin gris dans les vagues
clartés qui précèdent l’aube. Les rares survivants s’étaient dispersés dans des
familles amies. Sauf Astrid. Elle avait treize ans, la rage au ventre, et
décidé de devenir guerrière. Ne plus jamais se trouver désarmée, impuissante,
tandis que des bêtes d’enfer massacraient les siens. Depuis, la dame d’épée de
Noir-Argent avait connu des hauts et des bas, plus de bas que de hauts au fil
des jours, mais assez de hauts pour que sa réputation la préserve des
engagements sans honneur. Elle ébouriffe au passage les boucles de Sean.
— Je suis une légende sale, fatiguée et affamée. Tu ne savais pas ?
Nous autres légendes, la pluie nous mouille autant que les simples
mortels !
La chaumière est propre,
dallée de schiste, meublée de pin à peine écorcé. Sean a détaillé table, bancs
et bahuts avec la fierté d’un roi : « J’ai aidé mon père à les
fabriquer. » La mère, longue, blonde et lasse, se fait assister, quant à
elle, par deux adolescentes aussi longilignes et pâles qu’elle-même. La
vaisselle est en bois, mais joliment sculptée. Astrid s’est baignée dans un
cuveau que les filles ont empli d’eau chaude, a troqué ses vêtements de voyage
pour une robe de laine, dévoré une pleine jatte de ragoût. Elle goûte de tout
son être la trêve inattendue sans toutefois se départir de sa vigilance. Tout
est ici trop beau, trop net pour de simples bergers, les mains des femmes ne portent
pas les stigmates d’autres travaux que ceux du ménage ; elles doivent
tisser, coudre, broder peut-être, mais sûrement pas traire les chèvres que
gardait Sean, remuer le fumier ou piocher la terre. Fiona et Solenne, les deux
jeunettes, qui sont-elles ? Les filles aînées, des parentes mises en
nourriture pour leur éducation, des servantes ramenées du pays de Macha ?
Cette dernière, en tout cas, n’a pas vu le jour dans les montagnes. Les gens
des clans sont plus présents, plus charnels, rarement aussi pâles de visage et
de cheveux ; elle ressemble plutôt aux nomades des steppes du Nord.
L’arrivée du père de Sean
dissipe en partie le mystère. Les femmes se sont portées à sa rencontre pour un
bref conciliabule. Astrid le voit soudain devant elle, un homme dans la force
de l’âge, aussi roux que son fils, vêtu de cuir vert, une claymore maintenue
sur son dos par un baudrier usagé. Il s’incline avec respect.
— Louées soient les puissances ! Vous voici arrivée, Dame d’épée.
— Vous m’attendiez ?
— Depuis trois siècles au moins, sourit-il, amusé de l’effarement qu’il
lit dans ses yeux.
Puis il raconte.
Quatre tours gardent le lac
de Corenfeu : Kaer Gwen, Kaer Du, Kaer Red et Kaer Viridis, quatre tours
vides mais jamais abandonnées et chacune a sa fonction propre. Des familles
d’intendants choisies par l’assemblée des clans en assurent la maintenance. Aux
heures décisives, au besoin du monde, quatre Dames se présentent, chacune à la
tour qui convient. Alors peut revenir la grâce du lac. Déjà, une Dame des arbres
a rejoint Kaer Viridis…
— Elvaine ! s’écrie Astrid. Elle était l’intendante des forêts
royales de la plaine et depuis plus d’un an nul ne sait ce qu’elle est devenue.
Je crois qu’elle a fui d’écœurement, comme moi, devant la futilité des gens
d’en bas.
Owein acquiesce et continue :
— Et voici qu’une Dame d’épée se présente à la tour de l’épée.
— Moi ? Mais…
— Venez, Astrid de Noir Argent. Il est temps pour vous d’entrer dans
votre héritage.
L’intérieur de la tour
surprend agréablement Astrid. Sur les murs de la salle basse, des tapisseries à
peine passées racontent l’histoire des lieux ; il y a quelques meubles
sculptés, une vaste cheminée, une jonchée fraîche sur le carrelage de pierre.
L’étage suivant comporte la salle d’armes, une chambre où brûle déjà un feu de
tourbe, et toutes les commodités d’une vie civilisée. Au dessus encore, une
bibliothèque croulant sous les ouvrages anciens jouxte la salle haute, réplique
plus intime de la première. Enfin, la terrasse offre, par delà les créneaux,
toute la beauté des montagnes. Astrid repère une eau smaragdine, miroitante, au
sud-est et, par delà, une autre tour à peine visible entre les chênes.
— Kaer Viridis, confirme Owein. Kaer Du se trouve au nord, à votre
gauche, sur le plateau, et Kaer Red à l’opposé par rapport au lac.
— Corenfeu… C’est un nom étrange.
— Certains bardes disent qu’une étoile est tombée dans ses eaux et
d’autres parlent d’un cœur de dragon, un triple cœur de pierre brûlante. Cela
s’est passé aux origines du monde, quand les clans n’habitaient pas encore nos
montagnes. Bien malin qui s’en souvient. Mais le lac est… Vous le verrez de vos
yeux, ma Dame, quand les temps seront accomplis.
Et sur ces mots énigmatiques, Owein laisse Astrid se familiariser avec
sa demeure inattendue.
Le soleil inonde de lumière
les roses trémières près du vieux mur dont une armée de lézards sillonne les
pierres. Debout près de la table de rondins, la jeune femme pile des herbes
dans un mortier de pierre veinée ; une mèche folle s’échappe de son
chignon, les pommettes ont rosi sous l’effort, la pointe de la langue repose
sur sa lèvre. Enfin, elle relève la tête et soupire. Il ne reste plus qu’à
verser les sèves mêlées dans une jarre de vin doux. Un philtre de plus, que la
vieille Margrin pourra vendre ou donner, selon son humeur, aux pucelles en mal
d’amant. La maison obscure embaume de tous les sucs, de toutes les plantes
séchées, des huiles, des baumes et des vinages conservés sur des étagères de
bois brut.
— Brangien ? Laisse ton ouvrage, ma fille, nous avons à parler.
La jeune femme, inquiète, ôte le sarrau qui protège ses vêtements des
éclaboussures et vient s’asseoir près de la cheminée, aux pieds de la vieille
guérisseuse dans son fauteuil.
— Depuis combien d’années es-tu mon apprentie, Brangien, le
sais-tu ? Quand tu m’es arrivée, tu ressemblais à une sauterelle, toute en
bras et en jambes et très peu de cervelle. Maintenant, tu es une femme et je
n’ai plus rien à t’apprendre. Tu as le don, mon enfant. Il serait dommage de le
gâcher pour les rustauds du village. Je t’aurais bien envoyée vers les médecins
de la ville mais ils n’enseignent pas aux femmes et tu n’aurais que des
prostituées comme clientes.
— Je me plais ici, riposte Brangien. Je pourrais rester comme
compagnonne.
— Ha ! fait Margrin avec un reniflement de mépris. Compagnonne,
vraiment ? Tu es déjà potentiellement maître. Va prendre le pot de grès
bleu, ouvre le et dis moi ce que tu vois.
— Il est rempli de pièces d’argent.
— Ton salaire depuis dix ans, que j’économise pour ton départ. Cinq ans
d’apprentissage et cinq de compagnonne. Maintenant écoute moi. J’ai eu un songe
d’avertissement cette nuit. Connais tu le lac de Corenfeu et ses tours ?
— Mais c’est une légende, une histoire que racontent les bardes aux
veillées !
— Ouais, une légende, si tu le dis… En tout cas, le lac existe et je
t’ai vue t’établir à Kaer Du. Si je me trompe, le lieu en vaut un autre ;
tu auras la clientèle des clans, toujours préférable aux bordels à soldats.
J’ai tout préparé, les provisions de baumes et de vins herbés attendent dans la
carriole et demain, le rétameur te conduira. Va boucler tes bagages et n’oublie
pas ton pécule.
Arièle se détourne pour
essuyer ses mains et son front moites de sueur. Le tablier de cuir qui
l’enveloppe entièrement est constellé de brûlures regrattées au canif, car rien
ne se perd dans une échoppe d’orfèvre. Côté rue, Gerald se pavane devant les
dames, celles du moins qui arborent bourse pleine ; côté cour, ils sont
cinq ou six à se démener devant les creusets, les enclumes et les polissoirs
pour créer les bagues et les colliers que vendra le maître artisan ; un
maître qui serait fort marri, d’ailleurs, s’il devait œuvrer lui-même et
confondrait sans honte lime et pointe ! mais qui n’a pas son pareil pour
crier « allons, pressons, la dame de Vérène attend sa parure ! »
et ordonner que l’on fouette les apprentis trop jeunes pour ne pas grappiller
une pause. Et justement…
— Karel, nigaud maladroit ! Je ne te paie pas pour bailler aux
corneilles ! Ta coulée sort du moule !
Le gamin sursaute, lâchant de surprise le versoir, et la flaque d’or
s’étale sur le sol, inutile et souillée. Une gifle retentissante l’envoie
valdinguer contre le mur ; le pied lui glisse, il lance de grands
moulinets des bras pour tenter de se retenir, mais en vain. La glissade
s’achève par une chute, droit sur le creuset qui bouillonne au dessus des
braises. Un des compagnons a bondi et le retire, vêtements enflammés, tandis
qu’un autre verse sur lui le tonnelet d’eau.
— Il est sauf, mais bien brûlé. Il faut le conduire chez la guérisseuse…
Gérald, maître Gérald coupe net le discours.
— Il ira bien tout seul. Vous autres, réparez moi ces dégâts et toi,
Karel, fiche le camp d’ici et ne reviens pas. Estime toi heureux que je ne
demande pas à ta mère de me rembourser… Arièle, je ne t’ai pas… Que
fais-tu ?
Elle dénoue posément les cordons du tablier.
— Cet enfant est brûlé parce que vous ne savez pas contrôler votre
colère. Si vous le renvoyez, je pars aussi. Pour l’instant, je l’emmène chez la
sorcière. Et moi, je connais mes droits de compagnonne.
La guérisseuse habite une
ruelle débordante de fleurs jusque par dessus les murs des jardins, presque un
sentier tortueux et odorant. Karel lourdement appuyé sur son épaule, Arièle
marche à petits pas et sa colère se dilue dans le calme du faubourg ; sa
colère, non sa détermination qui prend forme au fil des pas. Lorsque elle
pousse le portillon du cottage de Brigid, elle sait au fond de son cœur qu’elle
ne reviendra pas dans la rue des orfèvres, ni chez Gérald ni chez un autre maître.
Et tandis que la sorcière prépare les baumes et les sirops calmants pour le
jeune apprenti, elle ose, comme en confidence, lui faire part de sa résolution.
Comme elle l’attendait, Brigid commence par la raisonner : tu as un
métier, tu l’aimes, tes dons sont d’une artiste véritable, il est trop tard
pour un autre apprentissage et tu n’as pas le tempérament d’une servante… Puis,
brusquement, elle stoppe son discours de circonstance et, d’une voix
changée :
— Tu as toujours vécu dans les plaines, toi ?
— Toujours, répond Arièle, intriguée de ce revirement. Et même toujours
en notre bonne ville de Crameloup. Je suis la fille du maréchal-ferrant, si tu
veux tout savoir.
— Oui, une fille de feu dès la naissance, comme le veut la prophétie.
Oserais-tu monter dans les Hautes Terres, au milieu des clans ?
— Ils ont besoin d’orfèvres pour parer leurs moutons ? ironise
Arièle.
— Raille, raille toujours, ma belle ! Il faut encore que la tour
t’accepte mais, si tu n’as plus rien à perdre, tu pourrais tenter cette quête.
Est-ce que le nom de Corenfeu te dit quelque chose ?
— Rien du tout, à vrai dire…
Karel est resté à
l’infirmerie du cottage. Arièle revient sur ses pas, songeuse. Il lui faut
repasser par l’atelier prendre ses hardes et ses outils, sermonner maître
Gérald et toucher son salaire. Ce soir, elle dormira à l’auberge ou même, s’il
ne fait pas trop frisquet, elle pourrait se mettre en route pour les dernières
heures de jour. Corenfeu, la tour rouge, devenir la dame des anneaux, quoi que
veuille dire ce nom… Bah, qui peut le plus peut le moins, et tant pis s’il lui
faut raccommoder les chaudrons ou les socs de charrue plus souvent que ciseler
des colliers d’or… L’aventure l’émoustille. Quant aux gens des clans, il ne lui
reste qu’à espérer qu’ils ne rejettent pas trop les étrangers. « Je suis
Arièle de rien du tout, en fait, fille de Toran Gagnegraine, née et grandie à
Crameloup sur Vilence, et partie sur un coup de tête chercher une tour chez
vous, braves gens, parce que j’en avais assez de la bêtise et de la lâcheté. »
Ici, les bourgeois riraient au nez d’une donzelle qui tiendrait un tel
discours ; mais si la moitié de ce que lui a raconté Brigid est vrai…
Ainsi vinrent quatre Dames à
Corenfeu, comme le veut la prophétie, le conte ou la coutume, ou quelque raison
plus mystérieuse inscrite dans la trame de l’univers. Astrid, pour ne pas
perdre son art, ouvrit une école de combat ; et les autres l’imitèrent dès
qu’il fut établi que les clans ne s’y opposeraient pas. En fait, tout leur
était permis — sauf d’abandonner leur tour. Et les jours passèrent, et les
semaines…
C’est une nuit d’hiver, la
plus longue, la plus profonde, piquetée d’étoiles, crissante de gel sur les
montagnes, une nuit qui retient son souffle. Aux alentours de Corenfeu, nul ne
dort ; mais nul ne saurait dire quelle attente maintient les esprits vifs
et les paupières ouvertes. On entend parfois craquer une pierre que la gelée
fissure, une poutre effleurée d’un courant d’air, ou les bûches dans la
cheminée. A Kaer Du, Brangien emmitouflée dans une cape de fourrure observe les
astres et tente de déchiffrer leurs présages ; aussi verra-t-elle la
première…
Une luminosité germe au cœur
du lac, dans les profondeurs ; lentement elle se répand jusqu’à ce que
toute l’eau semble de nacre. Les sommets ne se reflètent pas dans cette
insolite clarté. Alors monte des abysses une roue de feu et d’or qui jaillit
vers le zénith, et tout le lac entre en tempête sans perdre de sa lumière, un
vent se lève et tourbillonne, une trombe d’émeraude tente de joindre l’eau et
le ciel. Cette étrange danse des éléments dure jusqu’à l’aube et s’éteint d’un
coup au premier signe du jour.
Aux Dames qui interrogent,
les gardiens des tours ne peuvent donner de réponse autre que « c’est le
signe attendu, les temps s’approchent ». Le signe, ils le tirent de
manuscrits à l’encre pâlie, grignotés par les souris sur les bords ;
Arièle, que tant de vétusté met en rogne, ordonne derechef que l’on en fasse de
nouvelles copies, et qu’on enferme ensuite les originaux dans des coffres étanches
si l’on tient à l’ancienneté des témoins.