Toute société fait système.
Mieux, toute société est système,
sinon l’on n’aurait affaire qu’à une juxtaposition d’individus sans lien entre
eux et l’espèce humaine n’eût jamais créé de civilisations. Rappelons la
définition scientifique de ce terme : un ensemble d'éléments interagissant
entre eux selon certains principes ou règles. Le terme clé, c’est interaction. Il n’y a système que si les
éléments qui le composent interagissent entre eux. Définition très large au
demeurant, qui s’applique à de nombreux domaines. Le terme vient du grec, où susthma
(sustêma) signifie « organisation, ensemble », terme dérivé du verbe συνίστημι
(sunistêmi) contraction de σύν ἵστημι (sun histêmi) : « établir avec », qui veut
dire « mettre en rapport, instituer ». La personnalité d’un système dépendra
donc de la nature de ses éléments constitutifs ; des interactions qui
s’établissent entre eux ; mais aussi de sa frontière, c'est-à-dire du critère qui
détermine si une entité lui appartient ou fait au contraire partie de son environnement
; enfin de ses interactions avec son environnement. Ajoutons, comme le
dégustait Edgar Morin, qu’il existe des systèmes de systèmes et qu’un
sous-système ou module est un système participant à un système de rang
supérieur, mathématiquement s’entend. Enfin, un système peut être ouvert,
fermé, ou isolé selon son degré d’interaction avec son environnement. L’homme
est biologiquement un système ouvert, puisque la respiration, le besoin
d’alimentation et d’élimination des déchets nous met en perpétuel circuit avec
notre environnement mais sa frontière semble particulièrement puissante, faite
à la fois d’une membrane solide, la peau, et d’une défense interne, dynamique,
le système immunitaire (sous-système de l’homme, donc). Reste à savoir comment
se structure et se maintient une société humaine.
Tout d’abord, notons que le
caractère social n’est pas propre à l’homme. Comme nous l’avions vu avec Lyall
Watson et ses Marées de la vie, cela
commence chez des bactéries et des amibes. Les espèces solitaires, comme les
grands félins ou certains insectes, existent mais il en est sans doute
davantage qui vivent en meutes, en hardes, en bancs ou simplement en bandes grégaires
comme les oiseaux de mer. Toutefois, même si l’instinct y tient une place
moindre que ce qu’on croyait il y a encore un siècle, si l’intelligence et
l’apprentissage y ont leur part, les structures des sociétés animales restent
assez simples et n’évoluent quasiment pas. On peut les décrire à partir de
quelques constantes comme l’attachement à un territoire, une hiérarchie très
affirmée basée sur une compétition des mâles en périodes de rut, des rituels
d’apaisement des conflits en dehors de ces périodes, des rituels de
reconnaissance, en particulier par l’odorat, la recherche en groupe de la
nourriture et le partage selon la hiérarchie établie s’il s’agit de chasse. On découvre
aussi, de plus en plus, des comportements de solidarité envers les blessés, les
vieux, les femelles gravides. La coexistence, dans les mêmes groupes, de ces
bienveillances avec des crises d’élimination de certains faibles, n’est
d’ailleurs pas encore vraiment comprise par les éthologues, d’autant moins
comprise que le darwinisme devenu idéologie insistait sur la compétition.
L’homme, et cela dès l’origine
puisque l’on en trouve trace au travers des peintures rupestres du magdalénien,
donc dès que l’archéologie nous offre plus que des cailloux cassés pour
fabriquer des outils, semble tendu entre deux mondes. Chaînon tragique, disait
Aimé Michel. Animal social, il est l’héritier des systèmes de socialisation
animale : lien y compris affectif avec le territoire, nourrissage des
jeunes qui entraîne le besoin d’une structure familiale plus ou moins élargie, hiérarchies
qui permettent la coopération, l’organisation et la répartition des tâches
(dans les sociétés animales, il ne s’agit pas seulement de répartir ou
d’interdire l’accès aux femelles mais de véritables travaux d’intérêt général
comme le guet, la protection face aux prédateurs, etc.) ; animal politique
depuis les grands singes[1],
libéré des freins qui rendent impossible à la plupart des espèces le meurtre
intra-spécifique, il est capable de faire évoluer ses sociétés, d’en
transformer peu ou prou les structures et les règles de fonctionnement interne.
Peu ou prou. Si l’on tente une analyse systémique des diverses sociétés
humaines, on s’aperçoit que quatre ou cinq grandes structures, pas plus, se
retrouvent toujours derrière les variantes culturelles. Cette liberté ou plutôt
ces degrés de liberté que ne possèdent pas les animaux, pas même les grands
singes, s’accompagnent de quelques inconvénients, dont la possibilité de
l’anomie, la déstructuration sociale qui ne laisse plus que des individus
juxtaposés, si ce n’est la guerre de tous contre tous que redoutaient les
législateurs grecs. Cela ne dure jamais très longtemps au regard de la durée de
l’espèce, mais un siècle ou deux laissent tout de même des traces. On peut
décrire ces structures de base par la circulation de l’information qu’elles
permettent.
La pyramide pharaonique
L’Égypte de la haute antiquité
s’est construite à l’image de ses pyramides funéraires, selon un mode qui
serait aussi le paradis des fonctionnaires : tout appartient à l’État qui
distribue les tâches et les outils pour les accomplir, selon une hiérarchie
couronnée par le seul homme véritable, Pharaon, qui récapitule le pays en sa
personne. En termes d’information, elle circule fort bien du haut vers le bas,
mais la faire remonter pose très vite problème dès lors que l’on rencontre un
obstacle ou un imprévu. Le « système parapluie » bien connu des
administrations joue à plein. On se protège en minimisant les retards ou les
problèmes rencontrés, quitte à hurler un peu plus fort sur les subordonnés.
Ainsi, Pharaon ne saura jamais ce qui cloche et ne punira pas son entourage. Au
bout de quelque temps, parfois moins d’un siècle, tout se délite et l’on entre
dans le désordre des « périodes intermédiaires » durant lesquelles
l’empire lui-même ne peut se maintenir. Puis l’empire renaît avec une nouvelle
dynastie, une hiérarchie plus étoffée, un peu plus de souplesse au départ. On
en a vu une illustration très récente avec la constitution de l’URSS, son
éclatement à la fois géographique et structurel et la reconstitution d’une
forme d’empire sous Vladimir Poutine. Mais cette forme communautaire/pyramidale
pourrait bien sous-tendre toute l’histoire russe comme elle a sous-tendu toute
l’aventure égyptienne.
La division fonctionnelle
On pense à la trifonctionnalité
dégagée par Dumézil pour le monde indoeuropéen, mais on en trouverait d’autres
exemples, jusqu’aux systèmes de castes plus ou moins rigides. Il s’agit d’un système
qui structure la société en un certain nombre, variable, de fonctions à
remplir. La famille est subordonnée à la fonction et les hiérarchies se créent
à l’intérieur de chaque branche fonctionnelle. Plus souple que la simple
pyramide, ce système permet une assez bonne circulation de l’information à
l’intérieur de chaque groupe, mais plusieurs écueils demeurent. Tout d’abord, si
le fait de s’atteler à une même tâche oblige à faire remonter l’information
autant qu’à donner des consignes, la circulation transversale, entre les
groupes fonctionnels, se fait très mal. Ce système favorise l’entre-soi, d’où la
tentation de spécialiser à outrance, de multiplier les métiers en décourageant
l’établissement de passerelles entre eux. C’est sur cette pierre qu’achoppa au
XVIIIe siècle le cadre des corporations. L’autre tentation, tout aussi
catastrophique, consiste à hiérarchiser les fonctions elles-mêmes, à les
transformer en une échelle de castes rigides qui reforme une pyramide unique.
Lorsque les deux jouent en même temps, on aboutit à un système clos, donc
entropique. La créativité ne peut plus s’exercer et les dysfonctionnements
s’accumulent. Les révoltes aussi.
Notons que dans un tel système,
la fonction d’échange (marchands) qui relie entre eux les territoires, cités,
royaumes, etc., a toujours un pied dehors, un pied dedans et, de ce fait,
trouve difficilement sa place et suscite la méfiance.
Le régime d’assemblée
Il s’agit sans doute d’un des
plus anciens modes d’organisation, si l’on prend en compte qu’à l’origine, dans
des groupes de petite taille et très localisés, les questions intéressant la
vie commune pouvaient être discutés par l’ensemble des adultes. Il s’agit alors
d’une structure en réseau, la plus solide d’un point de vue mathématique où
l’information circule librement dans tous les sens. Le risque est
évident : que la palabre l’emporte sur l’action. Quand le groupe croît en
taille et en territoire, il devient nécessaire de définir plus strictement les
limites et conditions d’appartenance, sinon l’anomie s’installe très vite et
tout s’enraye.
Le monde féodal
Cette structure apparaît spontanément
lorsque les autres s’effondrent. Il s’agit d’un resserrement sur les héritages animaux,
le territoire, la famille et la hiérarchie, mais ce ressourcement systémique
joue sur plusieurs niveaux, du village à l’empire, souvent accompagné d’une conscience
fonctionnelle. Sa simplicité apparente et la complexité qui en résulte mérite
une étude plus approfondie.
Notre monde actuel est un mixte
de structure fonctionnelle et de régime d’assemblée, dans lequel la fonction
marchande d’échanges l’emporte sur toutes les autres. Il commence à se
stratifier en castes tout en cultivant consciemment l’anomie, considérée comme
plus propice à la marchandisation de tout. Mais ce primat de l’échange en fait
un non-système, un destructeur des systèmes, une force d’entropie et c’est ce
caractère protéiforme et sans limite qui lui permet de « digérer »
tout ce qu’on lui oppose. Mais cette digestion même suppose que se reforment
dans les marges de vrais systèmes sociaux, incomplets, en perpétuelle gésine.
(à suivre…)
[1] Voir les travaux de Franz
de Vaals sur les stratégies internes aux tribus de chimpanzés, bonobos ou
gorilles, ceux de Jane Goodhall à propos des « ethnocides » perpétrés
par des chimpanzés sur le groupe voisin, etc.
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